Les paroles de cet homme résonnent en moi alors que l’entretien est terminé depuis longtemps déjà :
« Ma colère aura-t-elle un jour une fin ? »
Abandonné par son père alors qu’il avait 8 ans, il se retrouve hanté par cet événement à chaque fois que la vie le malmène. Ces paroles viennent en écho aux mots de cette femme, prononcés entre deux sanglots : « Pourquoi n’ai-je pas eu de mère aimante ? », ou encore à la question de ce jeune quadra : « Quand est-ce que j’arrêterai de penser à l’infidélité de ma femme ? ».
La liste des plaintes entendues en cabinet est longue.
Aude, Robert, Christine, Lucie, Paul, Eric, Antoine, Clothilde, Laura … Tous se battent contre une boule noire enkystée dans leur estomac. Une boule gonflée de ressentiments et de culpabilité qu’ils aimeraient vomir, extirper de leurs tripes pour enfin respirer et retrouver un peu de joie :
- Savourer la banalité pétillante du quotidien sans perdre son énergie à ressasser le passé, sans s’épuiser à bâillonner son esprit pour éviter qu’il ne rumine tout seul.
- Entrevoir à nouveau le goût de la promesse amoureuse et se rappeler combien son goût de miel réchauffait, avant que les cœurs ne s’exilent.
À leurs questions, je n’ai bien souvent pas de réponse. En revanche, ce que je crois, ce que je sonde, ce que je sens, au-delà des bénéfices de l’accompagnement, c’est qu’il n’y aura pas de consolation profonde sans processus de pardon.
Nous avons tous, sans exception, été confrontés à cette question essentielle, le nez collé contre notre blessure, avec l’impression de devoir la contempler sans pouvoir y échapper. Qu’il s’agisse d’un coup de griffe à l’âme ou d’un hurlement de douleur, le pardon se donne ou se reçoit à la mesure de ce qui a été vécu. Et parce qu’il nous demande de plonger dans notre intimité et de faire un état des lieux de ce qui a été malmené, d’en peser les conséquences, le pardon est un processus qui peut être long et difficile.
Nous sommes bien loin du « dis pardon à ton frère ! » sitôt énoncé, sitôt expédié sous la contrainte, pour préserver la paix familiale. Non.
Pardonner prend du temps.
Au-delà des fausses représentations affectives qui lui collent à la peau, le pardon est une décision qui engage la volonté. C’est pour cela qu’il est délicat, intime et compliqué. On veut et on ne veut pas pardonner. Convaincu que cette démarche est libératrice, on n’en reste pas moins travaillé par nos résistances intérieures. C’est un combat contre soi-même, contre l’ombre d’un souvenir que l’on déteste, un dépassement intérieur consenti pour enfin libérer l’autre du mal qu’il a pu nous faire et décider ne plus lui en tenir rigueur.
Inversement, quand nous avons blessé l’autre, demander pardon nécessite à la fois courage, humilité et franchise. Il s’agit de reconnaître la responsabilité de nos actes, leur impact et leurs dommages collatéraux.
On se sent nul, on se sent moche. Peut-être. Néanmoins, assumer nos paroles ou nos gestes est une façon de grandir en humanité et, au-delà du pardon demandé, de se réconcilier avec soi-même, quand ce n’est pas avec l’autre. En effet, pardonner ne traduit aucun devoir de rapprochement nouveau. L’offense et l’histoire de chacun sont autant d’indices à prendre en considération pour un discernement éclairé et personnel.
Petits et grands pardons.
Il y a les pardons du quotidien qui viennent panser nos petits coups, exprimer notre volonté d’approfondir la relation et de ne pas la perdre. Ils nous aident à accepter notre vulnérabilité et notre imperfection, pour continuer de broder au fil d’or ces liens qui nous sont chers. On n’est jamais à l’abri de blesser l’autre ou d’en être blessé, et l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Et puis il y a les grands pardons, ceux-là mêmes qui nous mettent à l’épreuve de notre pauvreté. On pense avoir pardonné qu’aussitôt la rancœur jaillit comme une aigreur d’estomac mal soignée. On déclare la plaie refermée et voilà que la cicatrice tiraille. Saigne.
Pardonner, ce n’est pas oublier.
Ce n’est pas effacer. C’est accepter la cicatrice et parvenir à la regarder tout en prenant soin de la peine qui s’y murmure encore. « Je suis dans les montagnes russes », s’exclame cet homme à propos de sa femme qui le quitte :
« Un jour je déteste, un jour j’essaie de comprendre, un jour je m’acharne à pardonner ».
En l’écoutant, je pense aux différentes étapes établies par Jean Monbourquette pour apprendre à pardonner. L’ordre qu’il propose n’est pas exhaustif, mais je vous en propose la liste :
1. Ne pas se venger et faire cesser les gestes offensants
2. Reconnaître sa blessure et sa pauvreté
3. Partager sa blessure avec quelqu’un
4. Identifier sa perte pour en faire le deuil
5. Accepter la colère et l’envie de se venger
6. Se pardonner à soi-même
7. Comprendre son offenseur
8. Trouver dans sa vie un sens à l’offense
9. Se savoir digne de pardon et déjà pardonné
10. Cesser de vouloir s’acharner à vouloir pardonner
11. S’ouvrir à la grâce de pardonner
12. Décider de mettre fin à la relation ou de la renouveler
Au regard de cette progression, l’idée de temporalité est inévitable. Si le pardon se vit par étapes, il n’en reste pas moins un chemin sinueux.
Un pas après l’autre, il se fait attente, désir.
Il nous montre à quel point nous avons besoin de paix, soif d’aimer et d’être aimé pour entrer en relation avec l’autre, mais aussi avec soi.
Chère Fabuleuse, en ce temps de Noël qui approche, je t’invite à faire le point en relisant les étapes proposées ; à poser ton ressentiment sur le coin de la cheminée, à t’émerveiller de la douceur d’une rencontre. Pourras-tu vivre une césure et te faire le cadeau d’un pardon ? Baisser les armes et vivre un temps de trêve ?
Pour aller plus loin : Jean Monbourquette, Comment Pardonner ?, Bayard.