Randonnée solo
– Vous ne voulez pas sortir un peu dehors ? Il fait tellement beau ?
Comme à chaque fois que je pose la question, un grognement indistinct me répond. Tirer mes deux ados hors de leur fauteuil semble être devenu impossible, comme si chaque mois qui passe depuis leurs treize ans les lestait d’un kilo supplémentaire. Ils pèsent une tonne chacun. Oh, pas en masse graisseuse, non, ça on se demande plutôt où se cache cette quantité astronomique de chips qu’ils dévorent dès que j’ai le dos tourné. Comment définir le poids énorme qui semble peser sur leurs épaules ? Comme s’ils portaient, chevillés au corps, toutes les incertitudes, le nihilisme, les atermoiements, les déceptions du monde. Et pourtant, je les aime, mes deux hirsutes, qui parfois, sans prévenir, sortent de leur gangue mélancolique et me plantent un bisou sur la tempe, un peu brusques, ou me font une blague caustique qui m’arrache un hurlement de rire.
Bien sûr, les voir ainsi comme deux guimauves collées au fond d’un paquet oublié au soleil, m’agace terriblement.
Mais une petite voix me souffle que leur père, lui, aurait su gérer cette période délicate de leur développement. Il aurait su abattre un arbrisseau quelque part et leur lancer le défi d’en faire un pont, une cabane, un radeau. Mais il n’est pas là. Et, au pied du Garlaban, les rivières ne sont pas monnaie courante.
– Alors tant pis, mes grincheux, je pars marcher toute seule. Je vais vers le défilé des Quatre fers. N’oubliez pas de préparer le barbecue pour qu’on dîne dès que je rentre !
J’enfile un petit gilet, nécessaire en avril, mais que je vais attacher sur mes hanches dès que le dénivelé va commencer. Enfin, mettre mes pas dans ceux de Pagnol ! Je n’en reviens pas du manque de curiosité de Jean et Louis que j’ai pourtant biberonnés à la littérature provençale dès le plus jeune âge. J’aurais adoré que l’un ou l’autre se prénomme Marcel, mais je n’étais pas seule à décider.
Bâtons de marche bien réglés, je laisse la porte ouverte pour faire un peu circuler l’air
dans cette toute petite grange aménagée en gîte. Quel dommage qu’on y capte la 5G !
Le sentier démarre au pied du gîte. Il est déjà un peu tard dans l’après-midi et la lumière crue me fait plisser les yeux. J’ai vaguement regardé la carte des randonnées punaisée sur le mur de la pièce commune. Gauche, droite, gauche, je devrais finir par faire une boucle. Les premiers pas, tout mon corps proteste. Ça tire à l’arrière des jambes et je me souviens dans la douleur que je n’ai plus vingt ans. C’est passé tellement vite. Presque brutalement. Comment faire réaliser à mes deux mollusques chéris que le temps file, qu’on n’a pas tellement d’heures ni de jours à gaspiller mollement, en croyant que d’autres heures, d’autres jours se succéderont, inlassablement ?
Un jour tout s’arrête, et on est surpris comme si rien ni personne ne nous avait prévenus.
Enfin, j’imagine qu’on est surpris, mais si on est mort, peut-être qu’on n’a pas la possibilité de ressentir quoi que ce soit. Bref, sans parler de la mort, certaines choses se terminent bien plus tôt que prévu et on se retrouve à devoir être père et mère à la fois, sans avoir le temps de se pencher sur son propre sentiment d’abandon.
Comme pour combattre l’émotion que je sens gonfler quelque part entre mes côtes, j’allonge le pas.
Le dénivelé se fait plus sévère et je retire mon gilet, comme prévu. De chaque côté du sentier, le romarin chauffé à la lumière de 16 heures dispense généreusement son odeur d’eucalyptus provençal. Un bruissement s’élève à ma gauche, un passereau s’envole. Je l’ai dérangé pendant qu’il arrachait à sa toile une belle araignée bicolore. J’ai du mal à suivre son vol du regard, jusqu’à ce qu’il se trahisse, debout sur un gros caillou, par une série de trilles roulés qui doivent manifester son indignation. Je souris. Ses petites plumes mal rangées sur le haut du crâne me rappellent l’épi que Louis arborait au réveil et que je n’ai jamais réussi à lisser correctement, à son grand désespoir. Qu’ils ont vite grandi… Qu’il devient ardu de les rejoindre là où ils n’ont pas forcément envie de me voir débarquer ! Suis-je devenue une indésirable dans la vie de mes propres enfants ?
Pour lire l’épisode 2 « Mission accomplie », c’est ici !
PS. Sais-tu que tu peux retrouver cette histoire lue sur le podcast « Fabuleuses histoires », disponible sur toutes les plateformes, ou sur notre chaîne Youtube ?