Ce soir comme souvent, tu as jeté ton manteau dans le couloir en rentrant, avant de courir jouer. Puis tu as râlé pour manger du pain, un gâteau, des bonbons ou du chocolat juste avant le dîner. Après avoir protesté pour aller te laver, tu as joué avec tant d’enthousiasme que tu as vidé le flacon de gel douche dans l’eau et aspergé la salle de bains. Les murs dégoulinent de flotte, et je patauge en venant te sortir de là. Je dois te courir après pour t’enfiler un slip, un t-shirt et te sécher les oreilles. Puis à table, je lutte pour que tu manges à peu près proprement.
– Non, ne mange pas ton œuf sur le plat avec les doigts.
– Prends tes couverts. S’il te plaît, sers-toi de ta fourchette.
– S’IL TE PLAÎT, LA FOURCHETTE. Encore une fois.
En sortant de table, tu essuies négligemment ta main sur le canapé puis tu cours jouer. Il faut lutter encore pour obtenir que tu viennes te laver les dents. Pour aller dans la chambre. Pour ranger les jouets. Pour choisir un livre. Pour éteindre la lumière.
C’est dur avec toi en ce moment, mon amour.
Tu es comme ça, tu n’y peux rien. Tu es né turbulent, indigné, plein de vie et d’énergie. Il y a quelque temps, j’ai retrouvé une photo de toi à deux mois et demi : tu me regardes avec un petit sourire en coin et déjà, tu as un peu l’air de te moquer de moi. Tu as toujours ce même sourire. Là où certains enfants acquiescent et coopèrent, toi tu contestes et t’opposes, toujours.
Et puis, c’est plus fort que toi : tu joues, tout le temps.
La vie est un jeu. Manger est un jeu, au cours duquel tu inventes des batailles. Les haricots verts sont des serpents, la pizza devient le mur d’un château, et les petits pois sont des boulets de canon. Tu la vis tellement, cette histoire, que tu nous fais la bande-son en même temps : pas un instant durant le repas, où tu te taises pour que nous puissions parler tranquillement entre nous ou avec les grands. Quand on te le fait remarquer, doucement d’abord, puis d’un ton plus vif, tu lèves un regard surpris : nous t’avons sorti de ton monde, ce monde qui nous envahit tous, et devient lourd à supporter.
Alors parfois, le soir, c’est trop.
Ce soir, alors que je te demandais pour la énième fois de manger ton gâteau à table, tu l’as émietté sur le sol de la cuisine, avec un de tes petits bruitages signifiant que tu jouais. Genre “bbbffrrrr”, avec des miettes plein la bouche. Mais moi, j’en ai marre de jouer. Alors j’ai crié, bien sûr (hurlé serait un terme plus adéquat). J’ai amené l’aspirateur et je t’ai fait ramasser toutes les miettes que tu avais répandues. Tu as filé au lit juste après et tu t’es caché sous ta couette quand je suis venue te dire bonsoir. Tu étais fâché.
J’ai tiré la porte avec un soupir de soulagement, et j’ai laissé retomber la pression : ouf, enfin un moment de calme et de silence, ce silence dont j’ai tant besoin. Je laisse tournoyer en moi ces pensées pas très jolies. Non, je ne ressens pas que de l’amour pour toi, tout le temps.
- Parfois, je ne peux plus te supporter.
- Parfois, je m’imagine des choses horribles et je pense au mal que je pourrais te faire si je ne me maîtrisais pas.
- Parfois, tu me rends dingue. Vraiment dingue.
Alors j’ai besoin de ces moments où je mets de la distance entre nous : pour toi, et pour moi.
C’est bien que tu sois dans ta chambre, et que je sois là, sur le canapé, chacun de son côté pour retrouver son calme. Pourtant, je t’aime. Dieu que je t’aime. Mais tu cherches à repousser les limites, tout le temps. Non, tu n’es pas un enfant en manque d’amour, en manque d’attention, en manque de compréhension. Tu es un enfant insatiable et tu en veux toujours plus.
Tout est calme maintenant.
Je viens d’aller te voir. Tu dors paisiblement. Ta petite tête ébouriffée repose sur ton oreiller. Je ne vois que tes cheveux : pris par le sommeil durant ta lecture, tu as un livre posé à l’envers sur le visage. Je le retire doucement. Tes yeux clos aux longs cils, ton petit nez retroussé à la courbure parfaite, l’arc délicat de tes lèvres et le souffle paisible qui s’en échappe : tout est perfection en toi à cet instant. Parfois ta bouche tète de manière instinctive, et tes mains s’agitent. Je t’embrasse et en profite pour renifler ton petit cou et ta bonne odeur de bébé moite. Je te contemple et je m’apaise. Je te dis à quel point je t’aime et je te demande pardon d’avoir crié. J’ai besoin de cet instant. En te regardant dormir, je refais des provisions d’amour, de patience, d’indulgence.
Je recharge mes batteries de maman à bout de nerfs. Demain, ça ira mieux : je te cadrerai plus tôt, sans attendre que tu sois embarqué dans la spirale de l’énervement. Demain sera une nouvelle journée.