“Tu crois qu’on sera comment quand on sera vieux ?”
Il nous arrive de nous poser cette question-là, le dimanche après-midi en dépassant un groupe de petits vieux qui jouent aux cartes devant le bistrot du village.
Est-ce qu’on portera des tricots ? Est-ce qu’on fera des bruits de bouche en avalant notre verveine du soir ? Est-ce qu’on écoutera de la oum papa ?
(Si quelqu’un connaît l’orthographe de ce mot que je ne saurais remplacer par un synonyme, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.)
Est-ce qu’on sera les mêmes vieux que nos grand-parents ? Je ne crois pas. On sera juste nous, mais en version vieux.
On sera la somme de tout ce qu’on aura été.
- Alors non, on ne sera peut-être pas des mamies-caméras-de-surveillance, tu sais, comme ces insupportables voisines postées derrière leur fenêtre, qui essaient de se faire discrètes mais qui font toujours bouger le voile blanc de sorte à ce qu’on se sente observées quand on essaie tant bien que mal de ceinturer tout le monde dans la voiture sans réveiller tout le village. Par contre, on risque d’être des mamies facebook, au courant de tous les ragots de l’infini et au-délà, avant même l’arrivée de nos douze notifications à la minute.
- Et par élimination, je suis déjà certaine que je ne serai jamais Mamie gâteau. Les rares fois où je ne mets pas au four une préparation toute faite, je m’arrange pour trouver une recette où il ne faut pas monter les blancs en neige – alors si je continue à ne pas m’entraîner à ce point, il y a peu de chances que je devienne cette Mamie-là dans les décennies qui s’ouvrent à moi. Il paraît que Mamie Nova est morte : place aux mamies 2.0 …
- Je pense que je serai plutôt une sorte de Mémé dans les orties, il faudra pas trop me pousser, à moins que par miracle j’améliore de manière considérable ma capacité à lâcher-prise entre maintenant et mes 80 ans.
“Tu crois qu’on jouera aux cartes quand on sera vieux ?”
Certainement pas, parce qu’on a toujours été des brêles en jeux de société et qu’on ne risque pas de s’y mettre de sitôt. Par contre, ces dimanches-là, on se demande mon mari et moi si à cet âge-là, on aura une bande de potes avec qui s’éclater le dimanche après-midi au bistrot du coin.
Comme les centenaires d’Okinawa, qui vivent longtemps et en bonne santé – parce qu’ils mangent des algues et du poisson séché, mais pas que. Il paraît que si sur cette Île du Sud du Japon, les gens sont heureux et s’ils gardent leur vitalité, c’est parce qu’ils ont des amis.
Des vrais amis, avec qui pleurer de rire et pleurer de pleurs, avec qui vieillir autrement que seul dans une chambre médicalisée presque aussi glauque qu’un étage de soins palliatifs.
Je veux dire, quand je vivrai dans une chambre médicalisée presque aussi glauque qu’un étage de soins palliatifs, est-ce que je serai seule ou pas ? Est-ce que j’aurai de la visite ? Et je ne parle pas seulement de mes enfants et de mes petits enfants.
Est-ce que j’aurai des copines avec qui échanger des émoticons à la con sur WhatsApp ?
Je suis peut-être la seule à me poser ce genre de questions existentielle. En tout cas, quand j’ai lu Les 5 regrets des personnes en fin de vie de Bronnie Ware, j’ai pris cette phrase comme un bâton dans les roues de mon train lancé à mille à l’heure :
“Je regrette de ne pas être restée en contact avec mes amis (…) Il s’agit d’avoir les amis adéquats pour la situation adéquate, je suppose, réfléchissait Elisabeth. Je n’ai tout simplement pas les amis qu’il faudrait pour cette occasion, celle de mon départ. Comprenez-vous ce que je veux dire ?”
Quelle Mamie seras-tu ?
Je pense tous les jours à ma grand-mère. Je parle d’elle dans mon dernier livre :
“Je connais une grande dame de bientôt quatre-vingts ans qui a tout vécu : orpheline de père à huit ans, de mère à douze ans, veuve à quarante-sept ans, sur fond de persécution nazie, d’extrême pauvreté puis de cancer. Cette femme, c’est ma grand-mère et ces lignes sont pour elle. Parce qu’elle apprend l’anglais, parce qu’elle nous écrit sur WhattsApp, parce qu’elle fait les meilleurs bredele Noël, parce qu’elle fabrique des coussins, parce qu’elle dénoyaute des cerises, parce qu’elle s’amuse avec mon chien, parce qu’elle fait des mots fléchés niveau 5.”
Et tu vois, ce qui m’épate enocre plus chez Mamita, c’est qu’elle a des potes. Des amies, qui viennent dormir à la maison. Elles se font des soirées pyjama, je te jure ! Elle vont au concert ensemble, elles prennent des cours d’anglais, elles partent visiter la maison de Shakespeare, elles font des tricots d’hiver pour leur arrière-petits-enfants, avec en bruit de fond l’inoxydable mo-mo-motuuus.
Et ça, c’est beau. C’est beau parce que je connais une autre dame âgée, en maison de retraite, qui m’a dit dans un sursaut d’authenticité :
“Il y a du monde ici, mais je suis seule. Je n’aime pas les gens. En fait, c’est plutôt que j’ai peu d’eux. Tu vois, ce n’est pas facile de se faire des amis quand on n’a jamais appris à le faire de toute sa vie.”
Parfois, j’ai peur de vieillir.
Et alors je me dis que je serai la vieille que j’aurai toujours été. Et que si je ne veux pas être une vieille aigrie, alors c’est maintenant que je veux être une maman connectée – je veux dire, connectée aux gens qui l’entourent – pour devenir un jour une mamie connectée.
Notre vie aujourd’hui est un peu en mode survie : métro, boulot, pas assez de dodo, remplir le frigo, « tu as encore renversé le cacao »… Alors on se met en mode pilote automatique, pas le temps pour les relations. Et quand ils seront grands, alors ils quitteront le nid mais pas grave, on aura des petits-enfants pour remplir nos journées… Oui mais après ? On sera qui ? On fera quoi ?
Je vous préviens, j’écouterai du Céline Dion, je porterai des slims, je regarderai des antiques séries Netflix et j’aimerais faire partie d’une bande de fabuleuses copines. Quelque chose me dit que cet avenir-là commence aujourd’hui… À lire : Maman n’a pas d’amies.