À l’heure où les affrontements entre partisans de telle ou telle école éducative créent un tel brouhaha que les jeunes parents se trouvent parfois bien démunis, la voix des infirmières puéricultrices constitue un précieux repère. Dans l’intimité de familles aux profils socioculturels variés, elles observent, guident, consolent et veillent…
Parce que leurs conseils et leur lecture des situations se sont construits à l’épreuve du réel, nous avons interrogé Marion, infirmière puéricultrice installée en Suisse avec sa famille. Aujourd’hui, avec une dizaine d’années de pratique derrière elle et, détail non négligeable, deux enfants, voilà ce qu’elle a à te dire.
Marion, comment résumerais-tu ton rôle auprès des mères ? Et auprès des pères ?
Auprès des mères, l’essentiel de mon rôle est la « réassurance ». L’éducation à tel ou tel acte et les conseils concrets constituent finalement une plus petite partie de mon travail. Souvent, les mères que je rencontre savent déjà « faire ». Elles ont seulement besoin d’être confortées dans leur choix, rassurées sur leur façon de s’y prendre. Finalement, elles ont surtout besoin d’être écoutées. Parfois, lorsque c’est nécessaire ou bien à leur demande, je les oriente vers des professionnels ou des associations qui peuvent les soutenir.
Auprès des pères, je réponds beaucoup plus à leurs questions pratico-pratiques. Je crois qu’ils ont plus confiance en eux et se posent moins de questions. Pourtant, j’observe que la pression s’accroît pour eux aussi. La société leur demande de prendre une part essentielle dans l’éducation des enfants et dans le nursing quotidien. Je crois personnellement que demander à ce que les deux parents soient entièrement polyvalents ne fait que générer de l’épuisement pour l’un comme pour l’autre.
Ton cabinet est installé en Suisse. Trouves-tu chez les mamans suisses des pratiques ou des réflexions intéressantes qui pourraient être inspirantes en France ?
En Suisse, le congé maternité dure 16 semaines. Certaines femmes s’autorisent à prendre un congé sans solde pour rester un peu plus longtemps à la maison passé ce délai. C’est un choix courageux, qui implique des restrictions au niveau du budget familial et constitue parfois un frein dans leur carrière. Je trouve que le congé maternité en France est ridiculement court, pour la mère comme pour l’enfant.
Il me semble qu’en Suisse, on laisse davantage de temps aux enfants pour grandir. Par exemple, l’entrée à l’école se fait à 4 ans révolus et l’apprentissage de la vie en société constitue la base des compétences transmises à l’école. L’épanouissement global de l’enfant me paraît davantage au centre des préoccupations.
Quand tu entres dans l’intimité d’une famille, que regardes-tu en premier, qu’est-ce qui te semble le plus important pour jauger le bien-être de chacun ?
Le bien-être d’une famille est très difficile à jauger, car il reste très subjectif. Une situation qui pourrait paraître invivable pour certains sera très bien vécue par d’autres et vice versa.
Le mal-être, en revanche, est plus aisément visible, mais il englobe un vaste spectre de signaux qui nous mettent la puce à l’oreille. Nous observons beaucoup les attitudes, les réactions, les paroles prononcées par chacun des membres de la famille. L’environnement en lui-même est rarement un problème sauf cas extrême. J’aimerais pouvoir répondre que le plus important c’est l’amour, pourtant ce n’est malheureusement pas suffisant.
Parfois, en tant que mères, nous croyons qu’il est de la première importance de faire telle ou telle chose. Est-ce que tu as identifié de « fausses croyances » qui pourraient être abandonnées (ça donnerait un peu plus d’espace pour respirer, au passage) ?
Oui j’ai quelques pistes…
– On nous rabâche que nos enfants sont des éponges émotionnelles (merci la culpabilité !). Je conseille de ne pas faire croire à son enfant que nous allons toujours bien. Lui dire que nous sommes parfois triste, fatiguée, angoissée… permet à l’enfant de comprendre ce qu’il ressent de l’attitude parentale. Ça peut les déculpabiliser (« Non, ce n’est pas de ta faute si je suis moins patiente aujourd’hui. Je suis simplement fatiguée, mais ça ira mieux demain ! »). Cela apprend également que ce n’est pas grave de ne pas être infaillible. C’est finalement une façon de leur rendre service. Nos émotions sont fluctuantes et c’est normal.
– Ne pas s’auto-infliger une pression de dingue avec des repas parfaits, bio et faits maison, une tenue impeccable et un bain quotidien, une éducation positive à toute épreuve, des activités Montessori à tout bout de champ… Même si tous ces principes sont louables, il y a des choses bien plus essentielles à gérer et il faut parfois choisir ses combats. Le perfectionnisme que certains parents s’imposent ne rend service à personne. Ni aux parents, qui ne se sentiront de toute façon jamais à la hauteur des exigences, ni aux enfants à qui nous transmettons cette pression de la perfection. Nous savons bien, désormais, les ravages que le perfectionnisme occasionne dans la vie psychique.
– S’autoriser du temps personnel… C’est peut-être le plus difficile à mettre en place. Il faut trouver des solutions logistiques et lutter contre un sentiment de culpabilité. Pourtant, nous sommes tellement plus disponibles pour nos petits après avoir eu un moment de détente.
D’après ton expérience, de quoi les jeunes mamans ont-elles le plus besoin actuellement ?
De déculpabiliser ! Arrêtons d’essayer d’être parfaites. Faire de son mieux, c’est déjà parfait.
La culpabilité que ressentent les mères est parfois asphyxiante. Qu’est-ce qui déclenche ce sentiment de culpabilité ? Quels mots as-tu pour rassurer celles que la culpabilité ronge ou paralyse ?
Notre société est très exigeante avec les mères. Elles doivent assumer leur rôle de mère, d’épouse, de femme du foyer, de working girl et de femme fatale. Par ailleurs, les réseaux sociaux montrent très principalement des mères épanouies, habillées en 34, maquillées, avec des enfants sublimes qui semblent toujours heureux. Cela ne représente bien sûr pas la réalité du quotidien et contribue à culpabiliser toutes celles qui ne se trouvent pas si épanouies, pas si fines, pas si pimpantes…
Parfois, les professionnels qui entourent nos enfants (pédiatre, PMI, instituteurs, crèche, etc.) ont aussi des attentes très élevées et prononcent des mots qui peuvent être blessants et culpabilisants.
Certains entourages familiaux peuvent aussi être oppressants, voire malsains…
Lorsque je perçois un sentiment de culpabilité disproportionné au point d’être presque handicapant, j’essaye de relativiser les mots ou les images culpabilisantes, de reformuler ce qui a été mal entendu ou mal vécu. Je les rassure sur la normalité de leurs sentiments. Pour illustrer mon propos, il existe un large tabou sur les pensées violentes envers son enfant. Cette peur de faire du mal à son nourrisson en le laissant tomber volontairement, par exemple. Pourtant c’est un phénomène psychique très courant qui ne reflète pas du tout les intentions réelles de la mère. Ces pensées sont terriblement culpabilisantes. Lorsque je dis à une maman qui lutte pour refouler ces pensées qu’elle n’est pas la seule à vivre cette situation, j’essaye de l’aider à dédramatiser. Plutôt que de lutter et de se flageller ensuite de les avoir eues quand même, je lui conseille de les laisser prendre forme et se dissoudre d’elles-mêmes. Ma belle-sœur, par exemple, m’a raconté qu’à une période où elle était particulièrement vulnérable elle-même, chaque fois qu’elle avait des ciseaux en main, l’image des lames coupant les oreilles de son bébé s’imposait à elle. Bien sûr, elle n’a jamais eu l’intention de le faire et au début elle pensait qu’elle était en train de perdre la raison. En réalité, son psychisme agissait un peu à la manière d’une cocotte minute qui, de temps en temps, lâchait la pression. Elle a fini par en rire et les images se sont arrêtées d’elles-mêmes. Il existe également une grande culpabilité chez les femmes qui sont en dépression post-partum, lorsqu’elles acceptent de poser ce terme sur leur état. Je les encourage bien sûr à entamer un travail thérapeutique avec un psychiatre ou un psychologue.
Qu’aimerais-tu qu’elles retiennent quand tu termines une prise en charge ?
Que ce qu’elles font est bien. Qu’il n’y a pas une seule méthode pour élever correctement des enfants, mais autant de méthodes que de mères. Qu’elles ne sont pas seules et qu’elles doivent oser demander de l’aide par un biais ou un autre. L’aide, c’est mieux qu’un avis « éclairé », car plus il y aura d’avis, plus y aura de contradictions. Cela peut avoir un effet pervers et créer un grand désarroi chez des mères qui sont déjà en pleine crise de confiance.
Tu es intervenue dans des familles aux profils socioculturels très divers. Est-il difficile de se détacher de ses propres critères de valeur pour évaluer l’équilibre d’une famille qui fonctionne différemment ?
Effectivement… cela demande de l’expérience et parfois, malheureusement, de faire des erreurs. Il faut accepter que son modèle ne soit pas toujours le meilleur et, en tout cas, clairement pas le seul qui fonctionne. C’est notamment le cas en ce qui concerne les différences culturelles. Ce qui pour nous, Français, serait considéré comme de la maltraitance, est vu par d’autres comme de la simple éducation, presque de la bienveillance puisque cela part d’un intérêt porté à l’enfant. On doit donc faire l’effort d’ouvrir son esprit, dans la limite de ce qui est acceptable évidemment, car il faut que la base soit assurée : protéger la santé, la sécurité et la moralité de l’enfant.
Qu’est-ce que le fait de devenir maman a changé dans ton rapport aux mamans qui te consultent ou que tu visites ?
Mon regard a été radicalement transformé ! Je ne m’en rendais malheureusement pas compte avant de devenir maman, mais la théorie est une chose, la pratique en est une autre. En sortant d’école, j’avais des principes sûrement trop rigides. Des choses profondément ancrées par le biais de mes apprentissages. Par exemple, « pas d’écran avant 6 ans ! ». En devenant maman, moi aussi, j’ai dû passer la serpillière avec une enfant de deux ans dans les jambes, et j’ai mis de l’eau dans mon vin.
Je crois que devenir maman m’a apporté de la souplesse, de l’ouverture d’esprit et une empathie différente. Un cœur de mère comprend mieux un cœur de mère.