Ma petite fille sera bientôt une jeune femme.
La garce ! Comment ose-t-elle ?
Bon, pour de vrai, je ne pense pas les choses aussi crûment. Enfin, du moins sur le plan conscient.
La petite fille sautillante avec ses couettes s’éloigne de plus en plus dans les méandres du temps. Je m’en rends compte chaque jour. Terminé, les petites jupes fleuries et les T-shirts à paillettes qui ont fait les délices de ses années de primaire. Au fur et à mesure que son corps s’épanouit, sa garde-robe devient plus sobre. Les hommes commencent à la regarder dans la rue. Ses conversations mûrissent, elle se pose des questions d’adulte. Les histoires de cœur commencent à pointer le bout de leur nez (Au moins chez les copines. Mais je suis sans doute naïve…).
Un petit répit, j’ai encore un peu de répit devant moi.
Dans quelques années, elle sera une jeune femme, déjà. Et moi, je ne serai plus une jeune femme. Je serai une femme jeune. Ou même une femme tout court, ou une femme mûre. Comment accepter qu’elle évolue vers le zénith de sa beauté, et qu’elle se métamorphose en douce pêche veloutée, alors que de mon côté, je me dirige vers le vieux pruneau ?
Elle va me faire de l’ombre.
Je lui en veux de sa jeunesse, de sa beauté qui devient évidente, de toutes les promesses qu’elle porte en elle et du fait qu’elle m’éclipse. Je lui en veux autant que je l’aime. Elle me pique mes bijoux, mon maquillage, mes fringues. Elle prendra la place d’une jeune femme dans la société. MA place, en fait, que je vais être obligée de lui laisser. J’ai l’impression que quelqu’un me pousse dans le dos pour me faire dégager. Et franchement : ça me fout les boules. Cela arrive si vite. Elle est encore si petite, si fragile, si enfant.
Je me pose tant de questions. Tant de peurs m’habitent.
- Est-ce qu’elle sera heureuse ?
- Est-ce qu’elle tombera sur de méchants garçons ?
- Est-ce qu’elle se respectera assez pour être capable de se faire respecter ?
- Est-ce que j’aurai foiré mon éducation, et qu’elle entrera brutalement dans la sexualité, malgré tout ce que j’ai souhaité lui transmettre ?
- Est-ce que j’ai vraiment lu les bons bouquins, pour trouver les bons arguments et les bonnes réponses ?
- Est-ce qu’elle vivra des tourments dans son identité de femme, est-ce que son cheminement sera simple et paisible ou plein d’aspérités et de larmes ?
- Est-ce qu’elle saura assez que je l’aimerai quoi qu’elle fasse et quoi qu’il arrive, même si elle emprunte des chemins que je n’aurais pas souhaités pour elle ?
En voyant ma fille grandir, je revois ma propre adolescence.
Mes difficultés, mes erreurs, mes questionnements et mes incertitudes. Je voudrais lui épargner tout cela. Mais se construire, c’est se chercher et prendre le risque de faire des erreurs pour ne plus en refaire, justement. Si je la privais de cette expérience difficile mais précieuse, je ne l’aiderais pas.
La vie qui l’attend n’est pas faite de coton moelleux, elle est magnifique et rugueuse, solaire et âpre.
J’espère juste qu’au-delà de ma peur et de ma jalousie à la laisser grandir et devenir une femme, je l’aurai suffisamment armée pour affronter la vie.
Et puis zut après tout, j’ai l’impression d’être une pleureuse aigrie qui veut retenir sa toute petite contre elle. Le monde n’est pas si noir, les hommes ne sont pas tous mal intentionnés, elle n’est pas une biquette sans défense à la merci du premier jeune loup venu.
Est-ce que je ne dramatise pas un peu, là ?
Franchement. Ce qui m’arrive, c’est plutôt que je dois accepter que peu à peu, elle se détache de moi, qu’elle aimera d’autres personnes plus que moi, et qu’elle saura s’attacher pour construire, à son tour, sa belle vie de femme.
Elle l’aura bien mérité après tout, vu comme je lui ai cassé les pieds à lui répéter « Range ta chambre ! Mets ton linge au sale ! Éteins la lumière ! » sur tous les tons pendant des années.
Pourquoi je n’aurais pas confiance dans ce que je lui ai montré, année après année ?
Quand même, je ne me suis pas cassé le c** à faire une thérapie pour repartir au point zéro, sous prétexte que la ménopause me fait coucou de loin. Youhou, c’est moi, la ménopause ! Je t’attends ! Tu ne pourras pas m’éviter ! Tu vas te racornir ! Oui d’accord, ta gueule ! Laisse-moi tranquille, je pense à ma fille.
On va essayer de voir les choses froidement. Quand même :
J’ai plutôt bien fait mon job, finalement.
Pas parfaitement, c’est sûr. Mais suffisamment pas trop mal. J’aurais pu — et je pourrais encore — être un peu plus disponible pour toi, ma chérie. Mais je crois que je t’ai donné, malgré tout, assez d’écoute, de conseils, et d’attention pour que tu oses affirmer tes opinions et ta personnalité. Cela t’a servi face à moi, cela te servira sûrement face aux autres. Je ne t’ai pas élevée pour te garder près de moi, mais pour que tu déploies tes ailes et que tu t’envoles, même si cela me fait peur, même si mon cœur se serre de t’imaginer loin de moi sans que je puisse dans l’instant te tendre une main secourable, comme quand tes petites jambes malhabiles défaillaient lors de tes premiers pas. Mais d’autres, un autre aussi, sûrement seront là pour toi.
Et moi, et bien moi, je passerai à autre chose.
Je me concentrerai sur tes frères, voilà. Ah ah, je les ai encore à la maison un bon paquet de temps, ceux-là ! Et puis une maman, c’est irremplaçable dans le cœur d’un garçon, non ? Ils sont encore si petits et ont tant besoin de MOI.
Moi, moi, moi.
Mais en fait… Ce sera bien la même chose pour mes garçons. Eux aussi s’envoleront, et sans doute plus tôt que leur sœur. Est-ce que j’ai peur pour eux aussi ? Moins, je l’avoue. Mais si j’ai moins peur, j’ai sans doute plus d’exigences. Je les veux virils mais pleins de douceur, hardis mais respectueux, capables de folie mais jamais inconscients, solides mais expressifs et affectueux. Le portrait de leur père, quoi 😉
Tiens, leur père… Mais oui mon amour, toi tu seras toujours là, près de moi, comme tu l’es depuis toutes ces années. Je t’interdis de me laisser effrayer par la perspective de ce nid qui va inexorablement se vider. Je t’interdis de me laisser n’être qu’une mère.
J’ai besoin de toi pour continuer à exister pour moi, et pour nous.
Tout cela, c’est encore loin, mais quand même : aide-moi à rester, et parfois à redevenir, la femme que tu aimes et qui t’aime.