Julia Kerninon a toujours voulu écrire des livres et avoir des enfants. Autrice du roman Liv Maria qui l’a fait connaître du grand public, elle commence à prendre des notes pour écrire Toucher la terre ferme avant sa première grossesse. Finalement, c’est quand son deuxième enfant a un an qu’elle écrit pour de bon ce roman Toucher la terre ferme qui raconte le choc de la maternité et la complexité de recréer l’unité entre la femme d’avant et la femme d’après.
Pourquoi arrive-t-on dans la maternité si démunie ?
En réalité, lorsqu’on veut avoir un bébé (ou qu’on pense qu’on veut avoir un bébé), on n’a pas la moindre idée de ce dont il est question. Je trouve qu’on est souvent orgueilleuse la première fois et, qu’en plus, on ne veut pas écouter ce que nous disent les gens. D’ailleurs, quand bien même on écouterait, il y a une incapacité totale de transmission de l’information entre les mères et les non mères. On ne peut pas expliquer ce qui se trouve de l’autre côté de cette porte. Donc on arrive forcément dans la maternité surprise et effrayée. Et on peut tomber folle amoureuse de son bébé. Mais peut-être que, des années après, on aura plus de mal à être folle amoureuse de son enfant. Il va falloir s’ajuster à plein de moments différents.
Quelle est la place de la liberté dans la maternité ?
Soyons réalistes : si quelqu’un désire avant tout la liberté ou toujours dormir sur ses deux oreilles, alors il ne faut sans doute pas que cette personne ait un enfant. Les risques de perdre le sommeil ou la liberté sont trop grands. Néanmoins, je pense aussi qu’il est juste de refuser de renoncer à toute liberté.
On voit des mères qui ont l’air de tirer plaisir — ce que je leur envie — à se fondre totalement dans la maternité. Ça m’échappe complètement. Je pense que ce qui a été le plus intéressant dans ma maternité a été la menace que mes enfants ont représentée pour mon travail. Être une mère me ramenait au fait d’être une femme, me ramenait à la maison et donc soulevait tout un tas de questions quant à la répartition des tâches et à l’importance de mon métier par rapport à celui de mon mari. Le danger que cela faisait peser sur mon travail m’a obligé, pour la première fois de ma vie, à affirmer son importance.
J’aurais pensé que mes enfants seraient plutôt un agent d’enfermement pour moi. Mais ce que la maternité a essayé de faire de moi (en essayant de me ramener à la maison, de m’enfermer, en accord avec toute la société sur le fait que ma vie allait s’arrêter à cet endroit-là) m’a tellement scandalisée que ça m’a rendue plus audacieuse que jamais. Il ne faut pas sous-estimer la force, la férocité et l’indépendance que nous donne le fait d’avoir mis au monde un enfant.
La maternité permet-elle de s’affirmer ?
En ayant des enfants, j’ai compris que j’étais une adulte et que le temps passait. Mon aîné a cinq ans, mais les cinq dernières années sont clairement passées en un quart d’heure. Ça me rend sérieuse vis-à-vis de la vie, maintenant que j’ai compris qu’elle passait aussi vite. La moi d’avant les enfants était bien plus négligente.
Je trouve que la maternité nous structure beaucoup. Et pas seulement parce que ça nous apprend à nous lever tôt et à préparer des lunch box. Ça nous structure intellectuellement, ça nous structure en termes de sentiment d’urgence.
Vous présentez la femme que vous êtes morcelée entre la moi d’avant et la moi d’après la maternité, avec l’immense fleuve de la maternité qui vous traverse. Quelle transformation s’opère en vous, quand vous traversez ce fleuve ?
Un des premiers sentiments que j’ai eu avec la maternité, c’était : « Mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait ? » Parce que je savais que ce n’était pas défaisable. J’étais très contente d’avoir un bébé. Mais je savais que je ne pourrais pas défaire ça. Et ça fait très, très peur. Avec la maternité, il n’y a pas de retour en arrière. Une fois que nous avons eu un enfant, nous savons ce qui se trouve de l’autre côté. Nous ne pourrons plus l’ignorer et nous ne pourrons pas faire demi-tour. On sait qu’on va perdre des choses et en gagner d’autres, mais on ignore leur nature et on se lance les yeux fermés dans un troc dont on ne sait pas encore si on va le trouver équitable.
Aujourd’hui, je me sens simplifiée par la maternité. Les choses sont devenues plus acérées, plus primaires, plus évidentes. Un exemple très physique et qui a l’air idiot : pendant les 30 premières années de ma vie, je ne pouvais pas fonctionner si j’avais envie de pisser, c’était impossible. J’étais la personne qui pissait le plus souvent sur Terre. Depuis que j’ai des enfants, je n’ai pas le temps de me demander si j’ai envie de pisser. Je suis devenue d’une résistance absolue. C’est un détail, mais vous voyez ce que ça peut vouloir dire pour tous les autres sujets…
Je pense aussi que la maternité nous plie. Le temps passant, je me suis soumise à quelque chose. Je ne suis pas soumise à la société ou à mes enfants, mais je me suis soumise à l’idée que je n’allais pas rester une personne élégante, intouchable, et que j’étais mortelle. C’est ça que j’écris dans mon livre. Je me suis rapprochée de trucs qui étaient plus urgents et plus évidents.
J’ai l’impression d’être ressortie lavée de cette traversée : j’ai plongé et je suis ressortie.
Comment sait-on qu’on est sortie du fleuve et qu’on a « touché la terre ferme » ?
Je ne sais pas exactement. Avoir un deuxième enfant m’a fait beaucoup de bien. La première fois, j’ai été un peu débordée, comme tout le monde. Je me rappelle très bien de la difficulté que ça a été, la difficulté pratique de ne pas dormir, d’avoir mal aux seins, d’avoir peur, de devoir aller voir des médecins pour vérifier que tout se referme bien. Et aussi la difficulté à trouver un point d’équilibre dans mon couple et par rapport à ma mère. Puis, nous avons parlé avec mon mec. Ensuite, ma mère et moi avons réussi à trouver un moyen d’articuler ma maternité à l’intérieur de la sienne. Pour mon deuxième enfant, j’ai davantage eu le temps de regarder et de comprendre ce qui s’était passé.
Comment est-ce que je sais que j’ai touché la terre ferme ? Eh bien, parce que je suis toujours en vie, que j’ai même fait des livres pendant ce temps-là et que j’ai continué de mener ma vie malgré les enfants. J’ai l’impression d’avoir survécu.
Dans votre livre Toucher la terre ferme, deux passerelles vous permettent de garder l’unité entre la personne que vous étiez avant et la personne que vous êtes devenue : vos amours passées et les amies qui vous connaissent depuis bien avant la maternité. Quel autre type de passerelle peut-on entretenir pour conserver cette unité alors qu’on est morcelée ?
Au début du livre, je parle d’une autre passerelle qui est le fait de fumer des cigarettes et de boire la nuit. C’est une sorte de machine à remonter le temps que je peux actionner, qui n’est clairement pas très bonne pour ma santé, mais qui est la façon la plus plus économique que j’ai de connecter à cela. Je pense que ça peut être à peu près n’importe quoi : il y a des filles qui se sentent elles-mêmes quand elles font les magasins ou quand elles partent une semaine avec une copine en Grèce.
J’ai eu cette interrogation : la maternité est-elle ou non une rédemption ? Admettre qu’une personne comme moi, qui n’avait pas fait que des choses bien dans sa vie, puisse devenir la mère de quelqu’un… Oulala, j’avais vraiment l’impression qu’il allait falloir opérer une sorte de purge ! Alors ma façon de me trouver bien dans mon rôle de mère a été de faire des incursions dans le passé et de me rappeler qui j’étais à l’intérieur.
Je suis d’accord pour donner énormément de temps à mes enfants, pour les faire passer avant moi, pour vivre selon des codes qui sont bons pour eux. Je suis prête à tous ces sacrifices, mais je ne suis pas prête à mourir totalement, à dire que ma vie à moi n’existe plus ou n’a plus d’intérêt à être vécue. Je suis d’accord pour la vivre par petites doses homéopathiques. J’ai bien compris que je n’allais pas sortir tous les soirs, que je n’irais plus vivre toute seule quelque part, que je ne pouvais pas abandonner mes enfants. Mais si je ne peux pas faire un pas de côté et retoucher quelques heures à ce qu’a été ma vie pendant des années, alors je meurs.
Une des choses qui m’a peut-être consolée du sacrifice que je faisais, c’est que j’aime la difficulté et l’intensité que réclame la parentalité. J’aime bien être au bord de mes limites. Et j’aime avoir ajouté cet élément-là à ma vie d’écrivain. Je me suis dit : « Si je ne suis pas capable d’écrire avec des enfants, je ne suis pas vraiment un écrivain. Rien ne doit m’empêcher d’écrire ». L’alternance entre les périodes de difficultés où je suis comme au front et les moments où j’arrive à gratter 2h avec des copines, moi je trouve ça assez parfait.
Quelles sont vos astuces pour survivre à une journée pourrie ?
Il y a une phrase vraiment magique sur laquelle je suis tombée l’autre jour : « Les journées sont longues, mais les années sont courtes ». Je pourrais presque dire que la parentalité est résumée là-dedans. C’est difficile d’être un parent, c’est hyper chiant d’être un adulte. Dans ces moments-là, il y a une réalité : c’est que cette journée est pourrie et y résister réclame trop d’énergie. Il va falloir faire face. C’est le genre de moment où je me mets en mode rhinocéros et j’accomplis les trucs les uns à la suite des autres tout en me félicitant silencieusement d’être aussi courageuse. J’essaye d’être douce avec moi dans un moment qui ne l’est pas. Et je me rappelle que cette journée est longue, mais que les années sont courtes.
Évidemment, comme tout le monde, je suis impatiente, mes enfants me rendent dingue. C’est dur, mais en même temps, c’est ça la vie : les rendez-vous chez l’orthophoniste, être dans une voiture qui ne sent pas bon parce qu’on a laissé tomber une compote il y a six mois, porter des enfants trop lourds qui se débattent en traversant un passage piéton, avoir honte, être épuisée… C’est ça la vie. Et elle est courte. Donc il faut l’embrasser.
Pour terminer, auriez-vous un livre à conseiller aux mamans épuisées qui nous lisent ?
Il faut un truc doux dans ces cas-là. Ces derniers temps, je relisais Nageurs de Rivière, de Jim Harrison et c’était merveilleux. Ce n’est pas un livre qui parle de maternité, mais c’est apaisant. Harrison écrit des monologues intérieurs où il accepte le fait que la vie est complexe, mais qu’elle est aussi poétique, qu’elle a un début et une fin et qu’elle ne passe pas toujours au même rythme.
Je pense que Jim Harrison est une bonne lecture quand on est enfoncée profondément dans le quotidien, pour nous rappeler que le quotidien, c’est aussi de la poésie