On peut croiser ce petit bonhomme sans s’apercevoir de rien. Sauf s’il se met, brusquement, à émettre des bruits bizarres et à effectuer des mouvements étonnants avec ses bras et dodeliner de la tête.
Derrière lui sur le trottoir qui nous mène à l’école, observant sa démarche particulière, je le regarde avec attendrissement. Près de 7 ans après être devenue mère de cet enfant particulier, j’ai appris à savourer le moindre détail :
- un câlin donné librement,
- un instant à pouvoir croiser son regard bleu,
- un jeu mené à son terme sans cris,
- une journée sans hurlements.
Voilà un aperçu du chemin parcouru en 7 ans :
À 18 mois, un bébé qui ne tend pas les bras quand vous le sortez du lit. Qui ne vous regarde jamais dans les yeux.
À 2 ans, un enfant qui refuse le contact physique. Et qui se tape la tête contre les murs en signe de frustration.
À 2 ans et demi, un petit garçon qui ne se nomme pas. Qui refuse de se lover dans vos bras. Dont les colères sont interminables. Qui lacère ses joues de ses petits ongles pour se calmer.
À 3 ans, un petit écolier qui s’assied au milieu de la cour pour regarder les autres jouer. Et qui refuse d’aller aux toilettes à l’école.
À 4 ans, un petit curieux dont les questions interminables autant que précises mettent votre patience à rude épreuve.
À 5 ans, un grand frère incapable de patienter face à son cadet âgé de 2 ans. Et dont la capacité à surmonter sa frustration se situe au même stade.
À 6 ans, un petit garçon qui n’a jamais joué aux petites voitures mais qui connaît par cœur le récit du Petit Poucet. Au passé simple.
Sur le chemin de l’école me revient cette scène, vécue tant de fois depuis sa petite enfance. Comme souvent, mon petit bonhomme trébuche et tombe par terre. Je m’élance vers lui pour le prendre dans mes bras et examiner son petit genou. Mais il refuse.
Le contact physique ne fait qu’augmenter sa rage.
Mon fils ne pleure pas de douleur, quand il tombe : il hurle de colère. Il se sent comme vexé d’être tombé. Pendant des mois, voire des années, j’ai lutté : je l’ai pris dans les bras, coûte que coûte, quitte à augmenter sa fureur jusqu’à la rendre incontrôlable.
Une bonne mère ne laisse pas son enfant hurler sur un trottoir après une chute, ça, non !
Et puis j’ai cessé de lutter.
Accroupie, à quelques mètres de lui, je lui ai parlé pour le rassurer après sa chute sans approcher trop près. Quitte à passer pour une mauvaise mère.
Si je sens toujours ce regard des autres sur moi, j’ai décidé de ne plus y prêter attention. Il m’a tellement pourri la vie ! Et je me la suis pourrie moi-même aussi, j’avoue, pour m’isoler un peu plus de la « normalité » et cesser d’en souffrir par comparaison.
- Mais qu’est-ce qu’il fait comme colères !
- Pourquoi tu ne lui proposes pas de jouer aux Duplo ?
- Vous viendrez à la maison, samedi ? Il y aura 12 enfants, ça sera sympa !
- Vous lui passez absolument tout, pas étonnant que cet enfant soit un vrai tyran…
De mère observée, scrutée car coupable, isolée car en échec, je suis devenue mère autonome.
Car je suis la seule à savoir.
La seule à savoir qu’au réveil, il ne voudra pas se lover contre moi ; qu’au lever, il ne sera pas capable de s’habiller seul, même s’il fêtera bientôt ses 7 ans. La seule à savoir aussi qu’il est capable d’empathie, même si elle semble se manifester de façon incongrue. La seule à savoir tout ce dont il est capable pour s’adapter au monde qui l’entoure, en apprendre les codes et les appliquer pour cheminer, avec nous, dans la communauté des hommes appelée « société ».
Ce matin, il m’a fait l’un des plus beaux cadeaux qui existe :
assis à la table de la salle à manger, il s’est mis à peindre. « Normal, quoi », me direz-vous !
Mais moi je sais…