Ce matin en feuilletant un livre qu’on venait de me donner pour ma fille, j’ai lu ces quelques mots qui m’ont bouleversée : « Bien qu’elle parut fort inquiète, maman Grenouille laissa partir son petit, parce qu’il faut bien que les petits deviennent grands… » Cette phrase, j’aurais pu la prononcer, il y a quelques années, coincée en sandwich entre ces deux autres : « Moi, quand j’aurai un enfant, je le rendrai autonome » et « On ne fait pas les enfants pour soi, on les fait pour qu’ils volent de leurs propres ailes ».
Quand on n’a pas d’enfant, on sait précisément ce que l’on fera lorsqu’on en aura.
Une fois les enfants arrivés, on ne sait plus du tout ce qu’il faut faire. La maternité m’aura au moins appris à être moins présomptueuse !
La vérité c’est que, d’un côté, je suis cette mère que j’ai toujours voulu être :
une mère qui respecte son enfant, qui l’aime pour ce qu’il est et non pour ce qu’elle voudrait le voir devenir, qui lui apprend à se passer d’elle pour s’épanouir. Pourtant, une autre mère, insoupçonnée, insoupçonnable, a fait surface. Cachée au plus profond de moi, mais probablement tapie dans l’ombre depuis toujours, il y a cette mère que je ne voulais pas être et que je suis quand même, cette mère qui ressemble à la mienne…
Cette mère qu’on appelle communément et peut-être un peu trop péjorativement « la maman-poule ».
Cette mère-là, je ne voulais pas l’incarner, parce que je ne voulais pas que mes enfants deviennent timides, introvertis, fragiles, comme j’ai pu l’être. Je pensais qu’avec une mère qui leur apprendrait l’autonomie, la confiance en soi, la force et le courage, je les protégerais du monde extérieur. Si je renonçais donc aux attitudes associées à la « mère-poule », ce n’était pas par défaut de protection, mais au contraire pour les protéger davantage. Voilà toute l’ambivalence de la maternité : comment protéger suffisamment son enfant, sans trop le protéger ?
On craint souvent de reproduire ce que l’on croit être les erreurs de nos parents.
On craint parfois, à l’inverse, de ne pas savoir faire aussi bien que nos parents. Constamment écartelé, on devient à son tour, souvent, à la fois la mère qu’on ne voulait pas être et celle qu’on a toujours voulu devenir.
Dans Le Conflit entre la femme et la mère, Elisabeth Badinter écrit : « La future mère ne fantasme que sur l’amour et le bonheur. Elle ignore l’autre face de la maternité faite d’épuisement, de frustration, de solitude, voire d’aliénation avec son cortège de culpabilité. » Elle explique aussi combien le fait de pouvoir « choisir » la maternité aggrave considérablement, à partir des années 80 surtout, le poids de la culpabilité de la mère. Parce qu’elle l’a choisi, elle se doit d’être « une bonne mère ».
Le problème, c’est que chacun y va de sa propre définition sur ce que serait une « bonne » mère.
Tu te dis peut-être qu’il est fâcheux d’avoir ouvert cet essai seulement après la naissance de ma fille. Détrompe-toi : je l’ai lu, dévoré, annoté, même, une bonne décennie avant ma propre grossesse. Mais cela ne m’a pas servi à accumuler de l’expérience de manière préventive. Je me disais que ces dangers qui me guettaient, jamais ils ne m’auraient ! Moi, je ne me ferai pas avoir. Je ne sombrerai jamais dans le conflit entre la femme et la mère. Je saurai être une femme épanouie, une mère formidable et, bien entendu, différente de la mienne (mais pas trop quand même, car j’ai eu une « bonne » mère). En somme, je serai meilleure que ma mère, car je saurai reproduire ses qualités tout en modifiant cette dimension « protégeante » de mon éducation qui, je le pensais, avait fait de moi un être faible. En tout cas, c’était ce que je croyais !
Quelles illusions perdues ! Bien entendu, comme la plupart des femmes, j’ai sombré dans ce conflit comme dans bien d’autres :
je n’ai plus su si j’étais une femme ou une mère et surtout je n’ai plus su quelle mère je voulais être.
Voilà à peu près où j’en suis aujourd’hui dans ce conflit entre la « mère moderne » et la « mère -poule » : je veux que ma fille soit autonome, mais je ne veux pas la laisser s’égarer. Je souhaite lui apprendre à nager, sans enlever les brassards. Je désire lui donner l’amour du voyage et de la découverte, sans qu’elle prenne de risques. Je dois constamment concilier ces deux parties de moi, parce que je ne sais pas être autre chose.
Alors je fais comme maman Grenouille : je la regarde s’éloigner avec angoisse.
Je l’inscris à l’école en souriant, mais avec nostalgie. Je la laisse descendre seule du grand toboggan, mais je croise les doigts discrètement pour qu’elle ne tombe pas. J’accepte cette dualité intérieure qui fait qu’une partie de moi regarde l’autre agir en pinçant la bouche. Tout l’enjeu est d’empêcher mes différentes facettes de se juger les unes les autres, de les faire cohabiter avec la certitude que chacune apporte une forme de richesse. Ce qui m’apporte un peu de paix, dans cet écartèlement ? La certitude que ma propre mère avait les mêmes conflits intérieurs, qu’elle a fait « au mieux », et que je suis le résultat de son éducation, c’est-à-dire une femme suffisamment équilibrée et aimée pour être à son tour aimante.