« C’est bizarre, nous sommes si proches et si loin », me partage une amie au téléphone.
Si proches
Il me suffirait de chausser les bottes de sept lieues pour la rejoindre en quelques enjambées. Elle me verserait un citron chaud, m’obligerait à goûter ce gâteau cuisiné le matin même.
Nous parlerions chiffons, boulot, évoquerions nos amours et désamours, nos tracas du quotidiens, les futilités l’on ne confie qu’à une amie : la pile de repassage, le livre commencé il y a 6 mois et qui traîne encore sur la table de chevet, la dent du dernier avalée avec la pomme, les culottes trouées et les chaussettes perdues…
Et puis, ensemble, nous rêverions d’une plage déserte et d’un cocotier pour se reposer. Ses intonations me feraient sourire, ses mimiques me feront penser que « c’est tellement elle » et je repartirais nourrie de cette pause amicale pour attaquer ma journée.
J’aime entendre la voix de mon amie au téléphone, mais sa présence me manque. Une vague de tristesse m’envahit. Tout me manque en ce moment.
Si loin.
Je pense souvent à ma grand-mère de 95 ans, si menue et fragile, qui me dit effectuer trois pas de danse au quotidien pour se maintenir en forme. Je l’imagine penchée sur ses mots fléchés en écoutant une sonate de Mozart. Elle ne s’ennuie jamais. La musique, les livres, le téléphone et la compagnie inéluctable de son défunt mari peuplent ses journées.
En intimité paisible avec elle même, elle sait devenir sa meilleure amie et patienter. Mais je suis soucieuse, la vague tsunamique du Covid 19 pourrait l’emporter. Elle pourrait nous quitter, monter au ciel toute seule, tandis que nous serions bloqués dans notre foutu appartement.
Ma famille, également, ne m’a jamais parue si loin. Les 500 kilomètres qui nous séparent nous empêchent de faire des sauts de puces intempestifs en temps normal, mais avec le confinement, cette distance est devenue palpable.
Nus
Dans cette période historique, notre quotidien se dépouille. Notre regard devient plus attentif à ceux qui nous sont chers, qui nous semblent fragiles, ou qui ne sont pas avec nous. On voudrait se rejoindre, mais on ne peut pas. On se sent un peu bête, nu devant ce désir sans réponse.
En manque du goût de l’autre.
Paradoxalement, ce même quotidien s’alourdit. Les journées se ressemblent, l’attente prend racine, le temps se morcelle. On flotte un peu, dans un mouvement oscillatoire, entre le calme de nos journées, plus de sorties, pas de conduites, et la présence continuelle des enfants, qui ne sortent plus, justement. La vie professionnelle, entre vide et plein, cherche son rythme. Les collègues sympas manquent. Vers qui se confier, déverser, rigoler, établir un contact avec une personne, pour de vrai, en chair et en os ?
« J’ai envie de me lover dans les bras de mes proches, me partage une femme, de les savoir près de moi. Revenir dans la maison de mon enfance et attendre la fin du confinement. Être persuadée d’être à la bonne place.»
Le désir de faire meute et de se serrer les uns contre les autres, de porter ceux que l’on aime ou d’en être portée, de suivre un pas qui tranquillise ou de le proposer, est l’expression vitale de notre humanité, un élan presque animal.
Nous ne pouvons vivre sans les autres, ni contre les autres.
Nous crevons de ce lien qui nous manque comme de celui qui étouffe et le confinement nous ballotte entre ces deux pôles, trop loin ou trop serrés, démultipliant les émotions qui s’y vivent, en amour comme en violence.
En réalité, il questionne la place que nous avons, celle que nous prenons, la valeur que nous lui accordons, la valeur que les autres lui accordent. Joie, surprise, déception, exaspération ?
Être à la bonne place.
Près de ceux qu’on aime. Un avant-goût du paradis ? Je suis en manque de bises qui claquent, de chaleur humaine, d’une main sur mon épaule, d’odeurs familières ou amicales, de poignées franches, d’apéro partagés. Je veux « snifer » les grillades et le Martini, manger des poissons du lac, rire autour d’une table animée, rentrer mes coudes pour y faire de la place, retrouver mes amies qui cavalent à l’hôpital et les mettre en mode pause, trinquer avec celle qui retrouve son souffle après le Covid 19, admirer la couleur du pull bleu que ma sœur tricote à 900 km de moi, manger des pralines à Lyon.
Mais nos portes sont fermées.
Oui, « c’est bizarre, d’être si proches et si loin. » WhatsApp, comme un cordon ombilical virtuel maintient un lien que chacun s’approprie à coup de blagues, de nouvelles, de découragements, de pétages de plomb, d’angoisse, de retour au calme. Le téléphone marche. Pourtant, cela n’enlève rien au manque, au manque des autres, au manque de vie.
Un nouveau jour se lève, un de plus confiné, un de moins promettant la fin de ce mauvais rêve. Il faut donc se lever, reprendre son souffle pour honorer ceux qui le cherchent, gonfler ses poumons de petites joies quotidiennes, prier pour ceux qui ne peuvent plus le faire, épuisés par la situation, angoissés par le stress, étouffés par les autres ou par la maladie. Saisir l’étrangeté de la vie pour pour ne pas s’éteindre, accompagner ceux qui s’en vont, confier au ciel, et continuer d’aimer, même loin.