Il y a des histoires que l’on peine à énoncer tant les faits sont révoltants, la souffrance intime, le propos scandaleux. Il y a des souvenirs que l’on préfère délaisser dans une boîte et ne plus jamais l’ouvrir. Mais parce qu’ils sont toujours là, ils font partie de notre vie : une vase déposée au fond d’un lac et qui ne trouble rien tant que l’eau ne s’agite pas.
Et puis, au gré d’une odeur, d’une couleur, d’un rêve, d’un événement, d’une rencontre, d’une naissance, des bulles remontent à la surface, et avec elles les bribes d’un scénario oublié.
Le traumatisme hésite : doit-il se réveiller ?
Astucieux, et pour ne pas effrayer (il faut bien que l’on vive), le souvenir se grime et change de costume. Le voilà devenu tristesse, colère, incompréhension, anxiété. Le voilà qui s’infiltre dans nos vies et qui s’entremêle dans nos espaces émotionnels : on ne sait plus le nommer, ni le reconnaître. On ne sait plus, justement, parce qu’enfant, c’est notre candeur, notre dignité, notre parole et notre intuition que l’on a piétinées, bafouées, brouillées, volées. Et peu à peu, comme un tissu qui s’effiloche, c’est notre capacité toute entière à se relier à ce que l’on ressent ou ce que l’on vit, qui est discréditée.
On se fait des nœuds au cerveau, à l’estomac, et on finit par saboter les liens qui nous sont chers à coup de doute, de désir de fusion ou de franches engueulades. Il y a des histoires sombres vécues dans l’enfance qui surgissent au milieu de nos histoires d’amour ou lorsque nous devenons parents, nous empêchant d’ajuster notre relation à l’autre, alors que nous avions le désir vivace d’être enfin heureux.
Certaines émotions nous paraissent décalées, des flash-back s’imposent à notre volonté, parfois c’est le réel qui semble lointain, comme si l’on restait suspendue dans notre pensée.
« C’était devenu complètement absurde, me partage cette femme, je savais que je laissais mon enfant dans de bonnes mains, bienveillantes et professionnelles, j’étais heureuse de partir travailler, mais une part de moi se nouait d’angoisse et me demandait si je pouvais vraiment avoir confiance. »
Au delà de ces questionnements insensés pétris par la peur, c’est l’enfant que nous avons été qui se réveille et tambourine à la porte de notre cœur, de notre corps. Un enfant intérieur, dont la voix est devenue soudain plus forte, nous suppliant de l’écouter, de le visiter, de le consoler.
Un enfant abusé, violé dans son intimité physique, émotionnelle, intellectuelle, par une personne souvent censée le protéger, et que lui-même pouvait aimer.
Cela n’a pas de sens.
C’est un court-circuit, un bug inexplicable qui empêche de trouver en soi ce lieu de paix où l’on pourrait se reposer.
Chère Fabuleuse, ton psychisme fonctionne comme un ensemble de poupées russes dont chacune d’elles représente un âge de ta vie. Elles sont les porte-voix de celle que tu as été depuis que tu es née : joyeuse, curieuse, enjouée, triste, abandonnée, intrépide, angoissée, en colère, vaillante…
Ces poupées constituent ton « moi intérieur »,
ta personnalité, à la fois une et complexe. Chacune a ses besoins, son mot à dire, un message à transmettre qui façonne ton histoire. Et quand l’une pleure à l’aube de celle que tu es aujourd’hui, cela signifie qu’il est probablement temps de l’entendre : que veut-elle te confier ? Parviendrais-tu à l’accueillir ?
Les différents traumatismes, petits et grands, vécus enfant ou adolescent – et les abus sexuels en font tristement partie – ont bien souvent un impact dans notre vie d’adulte. Les poupées russes qui t’habitent sont en relation les unes avec les autres, elles dialoguent, s’encouragent, s’influencent mais parfois entrent en contradiction avec celle que tu es devenue. D’où la réflexion de cette femme. Son engouement professionnel la pousse à laisser son enfant pour aller travailler, mais une petite voix lui rappelle :
« Ne le fais pas ! Et si il lui arrivait la même chose qu’à toi ? »
La même « chose », ce sont ces fois où cet homme a pu abuser d’elle. Toutes ces fois où elle n’a pu le dire à son entourage parce qu’elle avait peur de déranger, de ne pas trouver les mots.
- Parce qu’elle avait honte d’un « je ne sais quoi » qui lui faisait penser que ce n’était pas net.
- Parce qu’on lui avait dit de se taire.
- Parce qu’elle se sentait coupable.
- « Parce que… » : on se bat contre cette partie de nous qui se souvient parce qu’on s’était promis d’oublier, avant tout.
Chère Fabuleuse, si tu fais partie de ces femmes dont la petite voix résonne en écho, je t’invite à proposer une réponse.
Choisis un moment où tu seras seule, dans un endroit que tu aimes et dans lequel tu te sens bien. Tu peux également être accompagnée par un professionnel ou en parler à ton conjoint*.
Prends le temps.
Pars à la rencontre de la petite fille que tu étais et frappe à la porte de sa chambre : peux-tu entrer ? Doucement, réponds à ce qu’elle te demande. Elle a froid ? Propose lui une couverture. Elle souhaite être consolée ? Enlace la tendrement. Elle a besoin d’être écoutée ? Deviens attentive et assure-la de ta compréhension. La voilà en colère ? Accepte qu’elle puisse taper des pieds, hurler. Rappelle-lui que ce n’est pas de sa faute.
Tu peux aussi lui écrire en choisissant tout simplement les mots pour consoler une petite fille de son âge. Rassure-la de ta présence, promets-lui de revenir. Peu à peu, son chagrin s’estompera, ses blessures cicatriseront. Demande aux autres poupées russes, les joyeuses, les vaillantes, les pleines de vie, de veiller sur elle.
Nos poupées russes blessées sont notre part vulnérable.
Si nous les prenons en considération, de tout notre être, de tout notre cœur, si nous les assurons de notre respect, de notre patience, de notre amour, elles pourront à nouveau croire en leur propre valeur. Une femme me décrivait dans quel champ de ruines se trouvait la jeune fille de 17 ans qu’elle avait été, et combien ces visites intérieures lui avaient permis de reconstruire une part de son édifice.
De façon psychique, ce sont tes frontières symboliques que tu redécouvres, que tu renforces. Cela te permettra de mieux suivre ton intuition : oser dire non, avoir confiance, choisir d’entrer en relation de façon sereine et lucide.
Je ne dénigre pas le côté pénible, long et courageux de ce travail mais je peux t’assurer du bénéfice que tu pourras en retirer. Tu te sentiras plus libre et apaisée. De façon personnelle dans un premier temps, puis conjugale si tu es en couple, comme au niveau de ta sexualité. Si tu es maman, cela t’encouragera à transmettre auprès de tes enfants une parole sécurisante et ajustée pour les aider à penser ce qu’est un abus afin de les prévenir sans les effrayer.
Chaque pas est une petite victoire et nous rappelle combien nos ressources nous orientent vers un processus de guérison dont nous pouvons ressortir plus affirmée.
* Un conjoint bienveillant peut aider à vivre ce processus de réparation grâce à son écoute et sa délicatesse. Mais il arrive que cela ne soit pas suffisant. Dans ce cas, un accompagnement thérapeutique est recommandé.