C’est un soir de semaine, il fait encore jour et je suis déjà en pyjama (à savoir, un vieux t-shirt et un vieux short de sport). Pieds nus, j’enfile des bottes de jardin trop grandes, avec des cailloux à l’intérieur. J’attrape le sac poubelle de la cuisine, celui de la salle de bains et celui des toilettes. Je confesse, on est loin du zéro déchets : nos ordures de la semaine pèsent si lourd que les lanières en plastique me coupent le sang de la main droite. Du bras gauche, j’entoure le bac du recyclage puis le soulève à la force de mes abdos inexistants.
Merde, j’ai oublié d’ouvrir la porte d’entrée.
Je repose mon chargement, pars à la recherche des clés, demande à 2 ou 3 locataires de la maison s’ils n’auraient pas vu les clés, finis par trouver les clés dans mon sac à main, ouvre la porte, rattrape les 3 sacs plastiques de la main droite et serre le bac du recyclage contre mon flanc gauche. Grâce à des pas chassés latéraux, je passe la porte en serrant le ventre puis entame une marche de quelques dizaines de mètres, direction le bout de la rue, où sont entreposées les ordures ménagères du voisinage.
À l’odeur et aux bruits, je devine que quelqu’un a organisé une soirée barbecue. Je prie que personne ne regarde par ici, je suis quand même en pyjama (et sans soutif, comme à peu près toutes les confinées ayant retrouvé leur liberté de laisser pendre n’importe quoi n’importe quand, non ?).
Je presse le pas. Furtivement, je soulève le couvercle et balance mon chargement dans la benne. Après avoir également déposé les emballages carton (c’est toujours sympa de constater que les voisins ont eux aussi craqué en achetant à leurs gamins les mêmes céréales bourrées de sucre), je m’apprête à faire demi-tour quand tout à coup, mes yeux croisent un halo de lumière.
Je ne pourrais pas le qualifier d’éblouissant, puisque la nuit est en train de tomber.
Mais il est grandiose en tous points.
Non, je ne décrirai pas ici une vision mystique qui serait venue illuminer ma pauvre humanité au milieu d’une sortie poubelle — le nez plein d’une délicieuse effluve de saucisses grillées, qui d’ailleurs me donneraient bien envie de m’incruster chez les voisins, si on n’était pas en plein confinement et si je portais un soutif sous mon pyjama de sport.
Non, il ne s’agit pas d’une expérience transcendantale de l’univers.
Ou peut-être que si.
Toujours chaussée de bottes trop grandes, je cours chercher mon mari qui termine de ranger la cuisine. “Viens voir !”
Vêtus de vieux shorts troués, notre regard est aspiré par l’horizon.
Le soleil se couche derrière un attroupement de nuages denses et volumineux. En disparaissant derrière cet amas blanc, il en marque les contours par un long et volubile ruban lumineux, comme si on avait pris un surligneur jaune fluo et qu’on avait voulu accentuer les arrondis de ces nuages en colorant leur bordure d’un trait de lumière étincelant.
Sur le moment, je n’ai pas pensé à prendre de photo et je crois que c’est mieux comme ça, parce que ce qui compte, c’est moins la vision en elle-même que l’impression qu’elle nous a laissée à l’instant T — l’impression, au sens premier du terme : comme les premiers imprimeurs des temps modernes, qui arrangeaient leurs lettres mobiles de métal avant de les imbiber d’encre et, par pression, venaient déposer cette empreinte, à l’envers, sur le papier.
Ce coucher de soleil majestueux me laisse ce genre d’impression :
je ne saurais pas le décrire précisément, ni scientifiquement, ni même artistiquement. Je saurais simplement dire que là, à côté des bennes à ordures, je suis marquée par une impression — une empreinte — de calme, de paix, de gratitude.
Prendre le temps de me laisser imprégner par ce coucher de soleil hors norme, au risque de me faire surprendre par les voisins dans une combinaison vestimentaire peu probable (jambes nues + bottes de jardin + coupe de cheveux confinement-incompatible), c’est la thérapie dont j’avais besoin ce soir-là.
J’avais besoin de ces bordures de nuages surlignées de jaune éclatant, pour me rappeler que même si on ne sait pas à quoi le monde ressemblera après cette crise qui le secoue à tous les niveaux, on sait qu’il continuera de tourner. Que ce désastre a l’avantage d’être assez désastreux pour peut-être, cette fois, obliger même les plus récalcitrants à une réformation pure et dure d’un système injuste.
J’avais besoin de cet improbable tableau mi-impressionniste mi-science-fiction pour me rappeler que je n’ai pas besoin de tout savoir, de tout faire, de tout être, que je n’ai pas besoin de plaire à tout le monde. Que je peux être angoissée, en retard, impatiente, découragée :
c’est une période, et elle passera.
J’avais besoin de ce bête coucher de soleil, qui au final n’était peut-être pas si majestueux que ça, et dont mon besoin d’élévation a peut-être exagéré un peu la splendeur. J’avais besoin de lui pour me rappeler cette phrase de Bronnie Ware, dans Les 5 regrets des personnes en fin de vie :
« Souris et sache. Je notais ces mots et les plaçais dans des endroits bien visibles de la maison. Chaque fois que je passais devant, je respectais un engagement que j’avais pris avec moi-même : je souriais et savais que cette période passerait et que de bonnes choses s’ensuivraient. »
J’avais besoin de ça pour rentrer chez moi, chercher les clés que j’avais pourtant en mains il y a moins de 5 minutes, mettre de nouveaux sacs plastiques dans les poubelles — et puisque j’ai encore oublié de racheter le format 30L, étirer au maximum un sac spécial salle de bain pour le faire rentrer à tout prix dans la poubelle de la cuisine.
J’avais besoin de ça pour attraper un dessin d’enfant qui traînait là, y apposer la mention « Souris et sache », le scotcher sur le miroir de la salle de bains, et aller me coucher un peu plus paisible que je ne l’étais.
Chère Fabuleuse, peut-être traverses-tu un deuil, une séparation, un coup de mou, une période de remise en question, de chamboulement intérieur, une période très chargée ou à l’inverse une période d’ennui. Peut-être perds-tu patience et peut-être te sens-tu découragée.
Souris et sache :
je t’invite à noter ces 3 mots sur un post-it, à les coller sur la porte du frigo, à sourire et à te souvenir que la période que tu traverses est une période qui passera, et que des belles choses s’ensuivront.