Depuis quelques jours, je me sens plus légère, plus détendue. Combien ? Pas beaucoup, une dizaine sans doute, guère plus. Mais quand même. Pourtant, nous sommes en automne, les jours raccourcissent, le ciel est encore teinté d’encre bleue quand nous nous levons, les feuilles mortes virevoltent jusque dans la gouttière, Les cheveux blancs ne renoircissent pas miraculeusement dans ma chevelure. Et pourtant, je me sens plus alerte, plus sereine.
Mais que se passe-t-il ?
Je cherchais vainement une raison à cet état, survenu de manière illogique quelques semaines après la rentrée scolaire, quand tout à coup, j’eus une illumination :
Mais bien sûr, c’est cela !
Cela fait trois semaines que je ne gueule pas comme un putois le soir. Ni le matin. Trois semaines. Une éternité.
« Au bain, et ne mettez pas d’eau partout ! »
Quand je reviens, il y a certes du dentifrice dans les petites casseroles de la dînette, quelques gouttes par-ci par-là, mais plus de grande inondation jusque dans le couloir, sur les murs et dans le placard. Chaton me dit :
« On a fait bien attention, Maman. On n’a pas mis d’eau du tout sur le tapis de bain, juste quelques gouttes tout autour ».
Merci, mon chéri, pour cette délicate attention. Même brosser les dents devient, non pas facile, n’exagérons pas, mais moins pénible.
« Allez, au lit ! » Ils se dirigent relativement de bonne grâce dans leur chambre, et négocient raisonnablement sur une histoire supplémentaire.
Le matin, je dis : « C’est l’heure de s’habiller ! », et ils s’habillent (ou se laissent habiller). Je n’ai plus besoin de leur courir après, de les extirper de leur cachette sous la table ou dans notre placard, pour les ceinturer et leur enfiler un slip et un t-shirt, tout en ayant l’impression qu’ils se transforment en divinité indienne remuante, pleine de bras, de jambes et d’innombrables pieds.
Le matin, nous sommes prêts largement à temps. Lapin range tout seul sa tétine et son doudou dans son petit sac à dos, puis nous partons tranquilles et sereins vers l’école.
Je n’arrive pas encore à y croire.
Je me dis, forcément, ça va revenir :
Les séparer parce qu’ils s’écharpent pour manger le croûton du pain, les soirées à hurler pour qu’ils arrêtent de jeter des jouets à travers leur chambre, pour qu’ils brossent leurs dents, l’exaspération qui monte quand ils réclament encore de l’eau, encore un bisou, encore une histoire, encore un câlin, et tu as signé mon cahier ? La maîtresse a demandé que…, et Maman, j’ai oublié un truc très très important, tu sais un truc, attends, je te raconte, sinon demain j’aurais oublié, et vraiment faut que je te le dise, et alors Nolan il a dit que, et j’ai dit que, attends j’ai pas fini, et j’écoute en serrant les dents, et quand enfin il a fini de raconter, le deuxième pointe son petit museau rigolard derrière la porte du salon et me tend son petit index en me disant, Maman, mon ongle il est cassé, ou j’ai un bobo LÀ, et il me l’agite sous le nez, et je dois couper l’ongle ou mettre un pansement sur le bobo invisible, et subitement sur le chemin du retour, il veut faire pipi, et il en profite pour chanter la chanson qu’il a apprise, plusieurs fois, écoute Maman c’est beau hein, et Papa il rentre dans combien de dodos ? et après avoir réussi à le ramener à grand-peine dans son lit, après avoir refait la séquence bisous – câlin – eau – ferme pas la porte, où est doudou Lapin, je veux doudou Lapin ? je peux commencer à souffler – enfin, à remplir le lave-vaisselle et à ramasser les coquillettes éparpillées sur le tapis sous la table du salon. Mais la détente est de courte durée car c’est ma grande qui arrive et qui a besoin que je lui fasse réviser son contrôle de maths de demain, et je passe la soirée entre elle et ce bon vieux Pythagore.
Alors oui, forcément, j’ai encore du mal à y croire. Je me dis, je suis dans l’œil du cyclone. Je me pense sauvée, mais ça va revenir, comme un boomerang, encore plus fort dans ma gueule.
Mais… Non. Quarante-huit heures, dix jours, trois semaines… Le calme s’installe et je le sens peu à peu se poser au fond de moi. Cela me déroute, je n’ai plus l’habitude, je me sens presque encombrée et désemparée face à tout ce temps qui s’élargit, et dont je peux faire ce que je veux.
Je repense à tous ces soirs où j’ai serré les dents pour ne pas me transformer en furie, ces soirs où garder un semblant de calme était un combat. Toutes ces fois où je m’obligeais à respirer profondément avant d’aller intervenir. Pendant une période de quelques mois, où j’avais l’impression d’avoir deux chats fous à la maison, j’ai crié. J’ai beaucoup crié. Parfois, je m’en suis voulu. Parfois, je me suis dit que c’était la seule manière de leur faire comprendre que j’étais à bout. Car ils comprenaient, alors. J’aurais aimé pouvoir le leur faire entendre dans le calme et la douceur. Mais chez moi, ça n’a pas marché : tant pis.
Il reste que maintenant, tout ce que je me suis évertuée à leur répéter, parfois trop fort, est acquis :
Range tes chaussures, ton manteau et ton sac, s’il te plaît. Lave-toi les mains. Assieds-toi à table. Reste dans mes bras pour bien écouter l’histoire. C’est l’heure d’aller au lit. Dormez bien mes chéris, je vous aime si fort.
Et là, ce soir, je suis à ma table, j’écoute la pluie qui tambourine sur les fenêtres, et je pense à toi la fabuleuse maman qui crie, qui t’en veux de crier, qui aimerais ne pas crier :
Tiens bon, tu fais de ton mieux.
Dans quelques temps, tes enfants auront grandi. Cette période si éprouvante va passer. Il n’y a pas de recette miraculeuse. Simplement c’est, comme dans une randonnée qui traverserait cet immense paysage maternel, un bout de chemin moins beau, plus austère et monotone, sur lequel tu endures le soleil le plus brûlant, la bourrasque qui te gifle le visage, la pluie qui te glace, et qui te fait regretter parfois d’avoir entrepris cette randonnée-là.
Tu ne peux plus rebrousser chemin : c’est trop tard. Tu es obligée de continuer à marcher, un pas derrière l’autre, pour aller vers les jolies falaises et les vallées profondes que tu devines au loin, et qui mettent parfois un peu trop de temps à se rapprocher à ton goût.
Mais sois sûre que tu y arriveras, pas après pas.
Et toi aussi, bientôt, tu prendras le temps d’écouter le chant de la pluie sur les carreaux.