Lorsque j’ai annoncé à mes amies que j’attendais des jumeaux, les réactions ont eu le mérite d’être tranchées : “Des jumeaux ! Mon rêve !” disaient les unes. “Des jumeaux ! Mon pire cauchemar !” disaient les autres. Une chose était certaine : j’allais avoir le privilège d’expérimenter doublement la joie et le désarroi de ma nouvelle vie de mère.
Puis est venu le congé parental, que j’ai vécu comme un fabuleux assortiment de joyeuses confusions : “Je veux rester à la maison, mais je ne veux pas. Je veux retourner travailler, mais je ne veux pas. Je veux me réaliser de telle manière, mais je veux me réaliser d’une autre manière.” Premières luttes entre la femme et la mère qui cohabitent sous mon toit : je tente de rassurer tantôt l’une, tantôt l’autre, et cela fonctionne plutôt bien. Mais la partie de ping-pong ne fait que commencer.
Lorsqu’en février 1954, ma grand-mère a donné naissance à des jumeaux, elle ne s’est pas demandé si sa place était au foyer. Encore moins lorsqu’en décembre de la même année, elle a accouché d’une deuxième paire de jumeaux ! Quatre bébés dans la même année, pas de machine à laver et encore moins de temps pour se demander si, au fond, elle se réalisait.
Pour la génération de ma mère, le travail s’est présenté comme un autre, voire l’unique moyen de réalisation de soi, jusqu’à laisser penser que toute forme d’accomplissement se trouve le plus loin possible du foyer – lieu à fuir à tout prix par toute femme désirant être pleinement femme.
Ce premier féminisme, à qui l’on doit certes de grandes libertés, n’a-t-il pas privé les femmes du désir sain de prendre soin de leurs enfants sans culpabilité ?
Stigmatiser les mères, toutes les mères
En 2016, les mères qui sont au foyer et qui l’assument sont considérées comme ringardes voire rétrogrades. Et elles qui travaillent sont trop souvent jugées : mauvaises employées lorsqu’elles prennent un mercredi pour s’occuper de leurs enfants, mauvaises mères lorsqu’elles laissent leur progéniture pour partir en déplacement professionnel… Ne devrait-on pas considérer le travail dans son sens le plus large de “quelle est la contribution que j’apporte à la société” (selon l’expression de Christine Lewicki) ? Et dans ce sens, comment a-t-on pu en arriver à stigmatiser autant les mères (toutes les mères) en 2016 ?
À l’heure où les facteurs économiques obligent certaines femmes à rester au foyer alors qu’elles ne souhaitent pas, d’autres à travailler alors qu’elles ne le voudraient pas, d’autres encore à créer leur entreprise à domicile, se jouant un peu des limites entre le féminin et le maternel mais sans les estomper, je crois qu’il faut repenser la place de la femme qui devient mère.
Aujourd’hui, nombreuses sont celles qui désirent être femmes et mères. Et non pas femme ou mère.
Et si le nouveau féminisme se trouvait là ?
Nombreuses sont celles qui ne souhaitent pas qu’on leur dicte où, du bureau ou du foyer, se trouvera leur bonheur. Nombreuses sont celles qui au fond cherchent elles-mêmes un sens, quelque part au milieu de leur vie de femme et de leur vie de mère.
“Articulation délicate, oh combien mystérieuse, toujours en mouvement, sans arrêt en travail, mais sur un un même corps. Un corps de femme. Et si le nouveau féminisme se trouvait là ? Chez toutes ces femmes, à la recherche du sens ?”, comme le dit mon amie Hélène Dumont.*
“La mère libre n’est pas encore née”, disait Julia Kristeva. Et si elle était en train de naître ? Et si, plutôt que de s’arrêter à ce que la société pense, dit, prévoit pour elles, les nouvelles mères commençaient à choisir pour elles-mêmes ? Et si, malgré les facteurs complexes d’une économie à la dérive, elles commençaient par ne plus avoir honte ni de leur identité de femme, ni de leur rôle de mère ? Et si elles commençaient par mépriser les regards méprisants pour se concentrer sur leur tâche – bien assez complexe – qui consiste à articuler au mieux le féminin et le maternel qui cohabitent en elles ? Oui, car c’est bien d’elles, de chacune d’elle qu’il s’agit. Et chacune est une femme libre. Pourquoi pas une mère libre ?