Il y a différentes mains qui se donnent. La main cordiale que l’on me tend, la main forte qui aide la vieille dame à traverser. La main amoureuse et baladeuse, qui lorsqu’elle se glisse dans la mienne, surtout pour la première fois, fait frissonner tout mon corps. La main que métaphoriquement je donne à celui avec qui je veux passer ma vie.
Et la main de ma petite fille dans la mienne.
Parfois je la tire cette main, pour tenter de la faire avancer et d’arriver un peu moins en retard à l’école. Mais alors je la prends plus que je ne la donne. Lorsque ma petite me donne la main, je marche avec elle, à son rythme, et nos mains sont l’une dans l’autre librement, sans contrainte. Et cette petite main se loge alors tout entier dans le creux de ma paume, avec ses petits doigts si frais, et cette peau si douce.
Lorsque ma petite fille, le bras tendu pour atteindre ma main, laisse la sienne dans la mienne, je me sens puissante et forte.
Je me sens à ma place, et cette fois je ne souhaiterais l’échanger avec personne.
J’ai la main de ma petite fille dans la mienne. Elle me la tend, avec sa confiance aveugle en moi. Je me sens paisible. Je ne suis pas alors grande de ce que je fais, mais de ce que je suis, de ce que nous sommes, de cette relation qui bouleverse ma vie, et lui a donné un sens nouveau. Lorsque j’ai sa petite main dans la mienne, je sais que je suis pour elle la mère idéale, « celle-là que je voulais », comme elle dit – non pas parce que je fais des trucs incroyables, mais parce que je suis là, présente à ses côtés, à la regarder grandir, lui sourire, et lui donner la main.
Une main tendue est une invitation à la relation.
Elle suppose d’être acceptée, reçue, et elle attend en réponse qu’une autre main se donne. Je ne me tiens pas la main toute seule. Une main se tend vers une autre, qui en retour prend la mienne. Se donner la main suppose d’être deux, et suppose une réciprocité, contrairement à l’action de prendre la main. La première fois que j’ai donné la main à celui qui est devenu ensuite mon mari, cette main était électrique, consentement.
Se donner la main, c’est accepter d’être avec, d’être en relation de contact, dans un rapport déjà charnel.
Donner la main est donc le symbole même de la relation. Nos corps franchissent l’espace vide qui nous sépare et nous maintient à côté, pour quelques instants être dans le contact, sans être pourtant dans la fusion. Si donner la main est si fort – je ne donne pas la main à un parfait inconnu – c’est que se donner la main suppose une absence de distance. Le toucher est parmi les cinq sens celui de la proximité. Tous les autres sens supposent la distance : si j’ai le nez collé sur ce que je veux voir, je ne vois rien du tout ; si je colle mon oreille à ce que je veux entendre, je me défonce l’oreille.
La main est l’outil de l’exploration, de la connaissance par le corps.
Par elle je ne suis pas dans une compréhension intellectuelle de l’autre, mais charnelle, par elle c’est « par mon corps que je comprends autrui » (Maurice Merleau-Ponty). Ce n’est qu’en apparence que la caresse est « contact de deux épidermes » (Sartre). Pour ceux qui la vivent, elle est rencontre d’autrui par le corps, et expression de soi par le toucher. Je peux dire toute ma tendresse dans ce simple toucher.
Ainsi se donner la main est un toucher réciproque par lequel j’accepte la relation, la dépendance à l’autre, par lequel j’exprime ma tendresse. Recevoir et donner la main à ma petite fille, c’est en un geste, par le corps, dire et goûter cette relation, sentir la confiance qu’elle met en moi, et pour un instant jouir d’être avec elle, tout simplement.