Retour au corps
Sans trop savoir pourquoi, elle passe sous la clôture et traverse le champ. Les taupinières surgissent entre les bouquets d’herbe dure, elle doit lever haut les pieds pour ne pas trébucher. Trois chevaux paissent au fond du champ. Un noir, un bai, un gris pommelé. De vieux souvenirs de poney club remontent à la surface. Le gris lève la tête, probablement alertée par le soupir des herbes qu’elle couche sous ses pas. Il approche au petit trot. Elle ne bouge pas. C’est quand même sacrément grand, vu de près, un cheval. Le nez velouté du cheval la frôle. Un souffle chaud lui soulève les cheveux, elle sourit et se laisse flairer, confiante. Enhardi, le cheval baisse la tête vers sa poche et la pousse deux ou trois fois. Elle ne comprend pas.
Une voix de femme traverse le pâturage :
– Il croit que vous avez des friandises dans la poche ! Montrez-lui qu’il n’y a rien, il vous laissera tranquille.
Docile, Rachel ouvre sa poche largement et laisse le cheval y fourrer les naseaux. Il est déçu.
Comme elle se fait surprendre en pleine violation de propriété privée, Rachel se sent obligée d’aller à la rencontre de cette voix, juste pour s’excuser. On n’entre pas comme ça chez les gens, elle le sait bien.
La femme l’attend, adossée contre l’arrête du mur des écuries.
Elle a le teint bruni par les travaux d’extérieur, les cheveux décolorés retenus en queue de cheval et ses bottes en caoutchouc ont connu des jours meilleurs. Sourire contrit en bandoulière, Rachel passe sous la clôture et se présente entre deux excuses.
– Pas de mal, ma belle, l’interrompt l’autre d’une voix rauque de fumeuse. Moi c’est Béné. Je ne te demande pas d’excuse. Tu peux t’installer au Club House. Y a des bottes, sers-toi. Tu dois avoir les pieds trempés. Et quand t’as envie, tu peux me rejoindre, je cure les boxes toute la matinée.
Tout est étrange. Cette femme qui ne lui demande rien. Cet endroit où l’on s’occupe de ses pieds mouillés. La chaleur sèche du Club House qui sent le foin, le café recuit et les sacs de granulés pour chevaux. Sans l’avoir vraiment voulu, Rachel s’endort dans le canapé de velours usé, bercée par le raclement des sabots sur les cailloux de la cour.
La porte du Club House s’ouvre en grinçant.
Entre ses paupières Rachel voit Béné retirer ses bottes en caoutchouc et enfiler une paire de bottes d’équitation. Elle se redresse et ravale les excuses qui allaient sortir toutes seules.
– T’as un peu séché ? lui demande Béné. Allez, viens, je t’emmène faire un tour. Ça va te requinquer.
Rachel aimerait demander des précisions, dire qu’elle doit aller chercher son bidon de gasoil, mais rien ne sort, elle est encore un peu dans les brumes de son sommeil. C’est plus simple de suivre Béné qui l’équipe en marmonnant : bombe, bottes, gilet qui sent l’écurie.
– T’as déjà monté ? demande-t-elle enfin.
– Il y a longtemps, murmure Rachel.
– Ça s’oublie pas. Allez, en piste !
C’est le cheval gris pommelé qui l’attend, sellé, attaché à un anneau fiché dans le mur des écuries.
– Je te l’ai préparé, mais c’est toi qui le bouchonneras après notre petite escapade, annonce Béné, ça fait partie du contrat.
Rachel hoche la tête. Elle ne s’oppose à rien, elle a juste le sentiment d’être en roue libre, menée par une force extérieure. En grimaçant, elle se hisse sur la selle. Ses abducteurs protestent, elle se sent lourde comme un parpaing. Béné retire le licol et passe le filet. Le bruit du mors que le cheval mâchonne fait surgir un flot de souvenirs en Rachel. Le poney qu’elle préférait s’appelait Biscotte. Son poil lustré après chaque passage de brosse, la courbe parfaite de sa croupe, l’odeur de l’avoine, le poids du seau d’eau qu’elle lui apportait à la fin de la reprise lui reviennent en vrac.
Pourquoi a-t-elle arrêté de monter au juste ? Elle ne se souvient pas.
La sensation des muscles de ses cuisses qui se réchauffent en accompagnant le balancement du pas lui semble merveilleuse. Elle sent le bas de son dos s’arrondir pour épouser sa selle, ses mains trouvent leur juste place, l’avant-bras posé en travers de ses genoux, les doigts qui retiennent les rênes, tout en souplesse. Elle accompagne le mouvement de l’encolure qui se ploie, observe l’orientation des oreilles duveteuses. Son corps fusionne, tout simplement, avec celui de sa monture.
– Voilà qui fait plaisir, s’exclame Béné, les poings sur les hanches. Tu fais mieux que tenir en selle ! J’ai une heure avant le début des cours, on va prendre l’air, toi et moi.
Cinq minutes plus tard, le soleil chauffe le dos de Rachel.
Les branches basses des arbres lui font se coucher parfois sur l’encolure de son cheval, mais elle ne perd jamais de vue Béné, qui marche quelques mètres devant elle. Elle qui ne savait pas quoi faire de son après-midi. Elle est tellement bien. Au point qu’elle se fiche de la logique tortueuse qui l’a menée ici, sur le dos d’un hongre de bonne composition qui ne s’arrête pas brouter tous les trois pas et semble caler son pas sur le rythme de sa respiration à elle. Le parfum de chlorophylle qui monte des hautes herbes lui tourne un peu la tête. Elle se remplit le regard des jeux de lumière créés par l’apparition du soleil derrière la ramure des chênes.
Un poids qu’elle n’avait jamais identifié est en train de la quitter :
il coule le long de son cou, descend dans ses bras, son buste, ses jambes, et s’échappe par les pieds. Rachel s’allège. Ses muscles lui répondent, le craquement des branches sous le sabot de son cheval pétille à ses oreilles. Pas après pas, elle revient habiter son corps pleinement, intensément. Parce qu’elle s’est laissée surprendre, bouleverser et qu’elle n’a pas refusé la proposition de Béné, elle respire à nouveau et elle a hâte, tellement hâte, de raconter sa journée à Eric et aux filles.
Pour lire l’épisode 1 « Le chemin des écoliers », c’est ici !
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