Remise en selle - Épisode 1  - Fabuleuses Au Foyer
Maman épuisée

Remise en selle – Épisode 1 

femme qui panse un cheval
Agathe Portail 20 août 2023
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Le chemin des écoliers

Depuis combien de temps cette étrange sensation de flottement l’accompagnait-elle ?

Quelques jours, quelques semaines… Rachel ne savait pas exactement. Il lui arrivait de plus en plus souvent de remplir son caddie en mode automatique : peser ses légumes sans y penser, ne rien garder de la sensation de l’orange à la peau grumeleuse, du kiwi duveteux ni de la rêche patate douce. Elle arrivait parfois à la caisse tout étonnée d’avoir pensé aux bananes et au papier toilette, aux couches et aux lames de rasoir, aux pâtes alphabet et à l’après-rasage. Elle ne se revoyait pas pousser son caddie dans les allées, choisir, comparer les prix, cocher sa liste, et pourtant elle était là, devant le tapis déroulant, à déposer des articles qu’elle ne se souvenait pas avoir pris.

C’était un mardi.

À la sortie du supermarché, quelqu’un l’approcha suffisamment pour qu’elle ait un mouvement de recul. 

– Salut la petite dame, ça vous dit, un tour de manège ?

De manège ? Bien sûr que non, elle avait passé l’âge ! Ce petit homme aux jambes arquées ne le voyait-il pas ? Comme s’il avait compris son incrédulité, le type agita sous son nez une liasse de prospectus : 

Baptême de poney, cours d’équitation, chevaux en pension, ça vous intéresse ? On ouvre un centre équestre à la sortie de la ville, route des marronniers. Faut faire venir du monde !

Elle agita la tête, non merci et que ferait-elle des jumelles ?

Elle était censée les laisser brouter l’herbe des paddocks, entre les jambes des poneys ? L’idée ne la fit même pas sourire. Elle se servit de son caddie comme d’un bouclier et força l’importun à reculer. Il s’attaqua aussitôt à d’autres proies en leur bloquant le passage. 

La soirée se déroula dans une sorte de brouillard mental dont elle avait de plus en plus de mal à sortir. Donner la becquée aux filles, une bouchée pour Juliette, une bouchée pour Sofia, une bouchée pour Juliette, une bouchée pour Sofia. Caresser leurs petits corps chauds et doux à la sortie du bain lui gonfla le cœur d’un amour fou. Elle posa ses lèvres dans le pli du cou de l’une et embrassa les orteils de l’autre. Puis elle les coucha dans leur lit, remonta le mécanisme de la boîte à musique qui projeta au plafond son décor mouvant d’étoiles et de planètes et elle sortit dans le couloir. Eric n’était pas encore arrivé. Elle attendait la lumière des phares dans l’allée. Elle attendait. À vingt heures trente, lorsque son compagnon entra dans la maison, elle aurait pu pleurer, elle s’était sentie si seule, mais elle tendit la bouche à son baiser et ravala les sanglots qui auraient pu passer pour des reproches. À vingt et une heures, elle piquait du nez au-dessus de son assiette. Un quart d’heure plus tard, Eric lui suggérait d’abréger son martyre et d’aller se coucher. En sombrant dans le sommeil, le bras jeté en travers du lit à la recherche d’un corps qui n’était pas là, elle se dit qu’elle avait passé trois quarts d’heure avec lui.

Moins d’une heure de conversation avec un adulte.

Le lendemain et les jours suivants s’enchaînèrent, tous identiques ou presque, à la manière de perles de rocaille qu’elle enfilait sur du fil de pêche lorsqu’elle avait treize ans. Le flyer « Cours d’équitation débutants » gisait au fond du vide-poche de la voiture et Rachel l’oublia vite. Jusqu’à ce 28 mars. 

Elle conduisait comme chaque mardi les deux filles jusqu’à la crèche parentale où elle avait trouvé un créneau d’une journée. Eric les lui avait presque imposées, ces quelques heures, afin qu’elle s’aère, qu’elle fasse quelque chose pour elle, qu’elle voie une copine, prenne un café, fasse les boutiques.

Elle s’y tenait, mardi après mardi.

La vérité, c’est qu’elle avait le cœur serré en confiant Juliette et Sofia aux bras rebondis de la puéricultrice qui s’occupait d’elles. Elle était presque mortifiée de voir que ni l’une ni l’autre ne pleurait, ne s’accrochait à son châle, ne balbutiait « mama, mama » avec les yeux agrandis par le désespoir. Et tout ce temps libre, étiré devant elle comme le ruban désert d’une route de campagne… Qu’en faire ? Elle n’avait pas envie de s’acheter des robes deux tailles au-dessus de son lointain 38. Elle n’avait pas non plus envie de prendre un café. Pour parler de quoi ? Et avec qui ? Toutes ses amies travaillaient à plein temps et le terme congé parental leur arrachait des grimaces de compassion.

C’était parce qu’elles savaient, elles, quel piège c’était.

Et elles ne lui avaient rien dit quand, les joues roses d’excitation, à douze semaines d’aménorrhée pile, elle leur avait annoncé sa grossesse gémellaire et sa décision de prendre trois ans de congé parental. « Pour avoir le temps de savourer, tu comprends ». Oui, elles avaient tellement bien compris qu’elles ne l’avaient pas mise en garde : un congé parental, c’est un vrai projet, et ça se prépare. Personne ne lui avait dit qu’elle allait tâtonner dans un quotidien sans horaire, fragmenté, où elle n’aurait le temps de rien entreprendre sans être interrompue pour cause de régurgitation. Bref, elle se sentait victime d’une sorte de complot planétaire dont ses amies seraient complices.

Rompre son congé parental pour reprendre le boulot ?

Impossible : comment raisonnablement penser qu’elle pouvait concilier ce quotidien dévorant de maman et une activité professionnelle ? 

Perdue dans ses pensées, elle ne comprend pas tout de suite pourquoi la voiture ne répond plus à la pédale d’accélération. Puis le véhicule se met à hoqueter et s’immobilise enfin sur le bas-côté.

Panne d’essence. Faut-il rire ou pleurer ?

Rachel garde quelques secondes le volant dans les mains, le regard perdu par delà les champs bordés de bois qui s’étendent à sa droite. Puis la vision d’un chevreuil en lisière la sort de son apathie, et elle ouvre sa portière. L’odeur fraîche du fossé s’engouffre dans la voiture. La situation lui paraît tout à coup tellement peu dramatique qu’un sourire se dessine sur ses lèvres. Oui, elle va devoir rentrer à pied. Non, cela n’a rien de grave, parce qu’elle sait où est rangé le bidon de gasoil réservé en principe à la tondeuse à gazon. Il lui suffira de demander un petit coup de main à son voisin. En attendant, elle va marcher. Et à travers champs, s’il vous plaît. 

Un pas après l’autre, Rachel retrouve des sensations égarées.

Son pied qui s’imprime dans le sol pointe d’abord, talon ensuite. L’odeur des herbes froissées sous ses pas, mélange de menthe aquatique et de ciboulette. La danse pétillante des pâquerettes et des fiquères dans les prés lui chatouille le regard. Au hasard des chemins de traverse, Rachel finit par se heurter à une clôture. Des piquets tous les vingt mètres, un fil dont le tic tic tic laisse penser qu’il conduit du courant. Elle est arrivée devant le fameux centre équestre dont le flyer froissé dort encore dans son vide-poche !

Pour lire l’épisode 2 « Retour au corps », c’est ici !

Psst ! Sais-tu que tu peux retrouver cette histoire lue sur le podcast Fabuleuses histoires, disponible sur toutes les plateformes ainsi que sur notre chaîne Youtube ?



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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

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