Il y a quelques jours, à la faveur d’un soleil encore chaud comme seul début novembre sait en offrir, je déjeunais en terrasse avec deux anciennes collègues. Vous connaissez sans doute cette merveille qu’est la collègue de bureau qui devient une bonne copine. C’est quelqu’un qui vous permet de partager des choses parfois terriblement intimes, que vous n’oseriez pas aborder avec vos amies de toujours, parce qu’elles, elles connaissent les gens dont vous parlez, elles les croisent, elles seraient gênées de savoir que votre frère trompe probablement sa fiancée. Mais vos collègues, pas du tout, elles s’insurgent ou compatissent sans menacer le réel de votre vie parce que tout est étanche.
Bref, en ce jour ensoleillé, nous voici toutes les trois à tenter d’engranger le maximum de vitamine D…
… quand Sophie nous lance cette bombe :
« Les filles, est ce que c’est parce qu’on vieillit ? J’ai l’impression que ma mère oublie que je suis sa fille…
– C’est-à-dire…
– Elle me parle comme à une copine. Et le pire, c’est quand elle me parle de mon père. Comme si j’étais la bonne personne à qui raconter qu’avec ses problèmes de surpoids, il devient impuissant. »
Nous nous étranglons toutes les trois d’indignation face à ce crime de lèse-filiation, puis Diana se gratte le nez.
« Pareil, j’ai remarqué aussi que ma mère ne met plus de filtre. Elle n’arrête pas de me dire qu’elle a envie de quitter mon père, qu’elle reste parce qu’elle ne touche pas de retraite. Et quand je lui demande pourquoi elle n’en parle pas à ses sœurs, plutôt, vous savez ce qu’elle me répond ?
– Noooon ? répondons-nous en chœur.
– Que ses sœurs ou ses amies n’ont pas envie de savoir. Mais moi, est ce que j’ai envie de savoir ? C’est mon père, pétard ! » (Bien sûr, ce n’est pas « pétard » qu’elle dit, avec des larmes dans la voix, mais ne soyons pas vulgaires).
La conversation se poursuit sur toutes ces atteintes au contrat mère-fille qui voudrait, selon les filles, que soit préservée la distance parent-enfant alors même que nous devenons épouses, compagnes, mères. Que se passe-t-il pour que subrepticement, cette barrière s’amenuise et s’efface parfois le temps d’une confidence horriblement gênante ?
Est-ce ainsi qu’évoluent les relations entre mère et fille ?
On imagine sans peine un film de Danièle Thompson sur le sujet. Mais alors que nous essayons de nous fabriquer une explication, Diana soupire.
« En fait, j’ai l’impression d’avoir toujours été prise à témoin de ce qui se passait dans le couple de mes parents. Plus petite, c’était “tu as vu comme ton père…”, puis c’est devenu “tu devrais dire à ton père…”. »
Pourquoi nos mères se sentent-elles autorisées à nous faire entrer dans une intimité que nous n’avons pas envie de connaître ?
Est-ce le signe que nous sommes passées de l’autre côté, du côté des adultes responsables avec qui parler d’égale à égale ? Est-ce parce que s’opère un basculement entre nos places de mère et de fille et que nos mères nous passent le témoin, en espérant peut-être que nous puiserons dans leur vécu de quoi éviter les écueils qu’elles ont rencontrés ?
Nous vivons ce passage comme une deuxième adolescence…
… une deuxième mise à distance salutaire avec nos mères. C’est de nouveau le temps du « ton expérience de vie ne m’intéresse pas, je construis la mienne », c’est aussi le temps de redessiner les frontières de l’intimité. Chacune à sa place. Bien sûr, le processus de prise de recul n’est pas simple, parce que nous, filles, sommes empêtrées dans la position de « confidente la mieux placée ». Il se mêle peut-être de l’agacement, de la culpabilité à repousser certains aveux.
« Combien de fois me suis-je retrouvée à porter des messages qui n’étaient pas les miens, s’insurge Sophie, poussée par ma mère qui me disait “une fois adultes, les enfants peuvent aider leur père à évoluer, il les écoutera plus que sa femme”. »
Sauf que les problèmes à régler ne sont pas ceux des enfants, nous en avons d’autres, qui sont des problèmes relationnels normaux entre père et fille.
Pour le salut de notre équilibre, mes collègues et moi avons commencé à pratiquer le « ça ne me regarde pas » et sa variante : « Je ne suis pas la bonne personne avec qui discuter de ça ». Bien sûr il faut s’attendre à un froncement de nez, un silence blessé. N’attendons pas un « mais bien sûr ma chérie, je me suis laissée embarquer, je n’aurais pas dû », parce que de là où elle se trouve, notre mère voit ce que nous ne voyons pas encore. Elle se dit peut-être que lorsque nous serons dans ses baskets, nous aurons alors d’excellentes raisons de transgresser, nous aussi, cette limite que nous essayons de préserver aujourd’hui. Mais nous ne sommes pas dans ses baskets, et c’est notre « moi » présent que nous essayons de protéger.
J’aurais aimé avoir une recette beaucoup plus constructive à livrer, une qui préserve les mères qui ont besoin de parler comme les filles qui n’ont pas à se charger de l’intimité parentale, mais je n’ai rien trouvé d’autre que cette prière déguisée :
Maman, reste à ta place, je veux rester à la mienne.
On peut peut-être y voir une tentative de repousser ce moment qui vient, celui où nous deviendrons maternantes avec nos mères, où la dynamique parent-enfant va doucement s’inverser. Dans cette mise à distance il y a une forme de lutte car nous, les filles, ne nous sentons pas prêtes à ne plus être les enfants de nos mères. Nous tâtonnons pour maintenir cet équilibre que le temps qui passe remet en jeu sans cesse.
L’important, quelles que soient les explications qu’on peut trouver dans cet effacement des lignes qui nous blesse, c’est de protéger le présent et de ne pas endosser la responsabilité du couple parental car on y risque sa propre santé mentale. Libre à nous, plus tard, quand nous aurons changé de point de vue, d’essayer de nous décharger sur nos filles.