« Ah, tu crois ? »
Cette petite phrase, je la prononce dix fois par semaine, avec l’air inquiet, décontenancé, soulagé, reconnaissant. Elle vient toute seule en réponse à un conseil bien tourné que, le plus souvent, j’ai réclamé (parce qu’il y a aussi toute la litanie des conseils non réclamés, mais ce n’est pas l’objet du propos ici). La variété des profils à qui je m’adresse est infinie mais toujours féminine : médecin de famille, copine, maman de l’école, maîtresse, belle-sœur, voisine dans le train, et la question, toujours la même : « Qu’est ce que je devrais faire d’après toi/vous ? ». C’est une question qui rend tout le monde volubile, parce que nous brûlons tous de partager nos précieux conseils, notre incomparable expérience de vie. Bref, j’ai très rarement reçu cette réponse : « Ça, ma poulette, il n’y a que toi qui peut le savoir. » C’est une réponse que j’ai rarement faite aussi.
Pendant des années, j’ai consciencieusement testé chaque conseil reçu.
J’ai fait la sourde oreille quand mon fils hurlait chaque soir au coucher pendant des heures. J’ai forcé la cuillère dans la bouche de ma fille qui refusait de manger des tomates. J’ai rembarré mon mari qui me faisait remarquer que pour une fille au régime, je bois quand même vachement de bières. Tout ça parce qu’on m’avait dit :
– Tu devrais le laisser pleurer (le fils, pas le mari).
– À ta place, je la forcerai à au moins goûter de chaque plat.
– En tant que femme, tu ne devrais laisser personne juger ton corps.
Le résultat ?
On a découvert que mon fils souffrait de coliques du nourrisson terribles, ma fille a vomi son dîner, mon mari a boudé toute la soirée parce qu’il essayait juste de me soutenir dans mes bonnes résolutions. Désespérée, j’ai songé que j’avais été bien bête de croire que d’autres étaient plus qualifiés que moi pour agir dans ma vie. Il y même un petit côté masochiste à se porter volontaire pour faire le crash-test pour les autres.
Bien sûr les conseils de gens qui vous veulent du bien sont bons à prendre, mais c’est vous qui allez subir les conséquences alors réfléchissez bien :
pendant que vous épongerez le vomi sous les tabourets, votre cousine finira tranquillement les courgettes de sa propre fille avant de lui donner une Danette plus une banane pour compenser parce qu’elle n’aura rien mangé.
Ce n’est pas elle qui paiera le prix de son bon conseil, c’est vous.
Les bons conseils n’engagent que ceux qui les appliquent.
Deux mécanismes sont à l’œuvre dans cette situation que je crée moi-même. D’abord, j’y vois le signe d’une estime de soi bien raplapla. Pourquoi partir du principe que les autres sont forcément mieux câblés, plus experts, plus sensés ?
Le deuxième mécanisme, c’est le syndrome de la bonne élève. À force d’envisager ma vie comme une copie à rendre, de préférence avec un beau 20/20 au stylo rouge appliqué par une autorité suprême (mais laquelle, je me demande encore), j’en suis réduite à courir après les bons points auprès de mon entourage : « J’ai bien tout fait comme tu m’as dit. C’est bien, hein ? ».
Globalement, déléguer le pilotage de ma vie à des gens bien intentionnés me permet de me dédouaner si tout part en cacahouète.
Après tout, ce n’était pas mon idée. Le problème, c’est que quand ça marche du feu de Dieu, ce n’était pas mon idée non plus…
La pire situation qui me soit arrivée, celle qui a déclenché cette prise de conscience que j’étais suicidaire de demander leur avis à des gens qui n’étaient certainement pas mieux placés que moi, s’est produite chez ma médecin de famille. Elle voit mes enfants dans la salle d’attente régulièrement, inutile de dire que les deux du milieu sont déchainés, ne tiennent pas en place et galopent partout en s’envoyant du gel hydroalcoolique dans les yeux. Cette médecin, donc, j’allais la voir pour lui parler de mon épuisement, de mes crises d’angoisse, et c’est le moment que j’ai choisi pour lui demander :
– Vous la trouvez comment, ma fille en ce moment ?
Mais qu’est ce que j’avais besoin de demander ça, à ce moment-là, où j’étais en vulnérabilité extrême ? Tenez-vous bien, sa réponse a été :
– Pas bien. Triste. Elle essaie d’attirer votre attention (cf épisode du gel hydroalcoolique), vous ne lui donnez clairement pas ce dont elle a besoin, mais bon, je ne crois pas qu’il existe de « bonne mère ». Donc elle fera une psychanalyse plus tard et puis voilà.
– Vous croyez ? Mais je l’aime tellement, je le lui dis tout le temps, ai-je répondu d’une petite voix tremblante.
– Je ne crois pas aux mots d’amour. Je ne crois qu’aux preuves d’amour.
Je n’ai pas changé un mot à ce dialogue. Mais j’ai changé de médecin.
Et j’arrête de poser des questions quand je ne suis pas en mesure d’accueillir une réponse sans filtre. C’est fini, l’automutilation.
Pour autant, je ne dis pas de ne jamais nous inspirer les unes des autres.
Une phrase que j’ai lue dans un article des Fabuleuses m’a permis d’y voir un peu plus clair : « si tu n’es pas dans l’arène avec moi, ton avis ne m’intéresse pas ». Elle s’applique aux conseils et petites piques non sollicitées, mais c’est aussi un bon moyen de choisir ceux et celles à qui nous demandons leur avis. Je me mords donc la langue pour ne pas demander de conseil à des gens qui ne prendront absolument pas en compte mes contraintes pour construire leur réponse, parce qu’ils ne les ont jamais expérimentées ou ont autant d’empathie qu’un bigorneau. Arrêter de réclamer des « tips » de manière compulsive m’aide à reprendre la main sur ma vie, à faire confiance à mon jugement, à m’éviter de rattraper des situations que j’ai créées en appliquant les recettes des autres.
Je ne suis pas moins fabuleuse qu’une autre, vous non plus, on devrait s’en sortir sans consulter le ban et l’arrière-ban.