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Une étrange inquisition, épisode 5 : La Grande Manipulation

Agathe Portail 26 octobre 2023
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Mère de trois enfants, fragilisée par mille questionnements sur ses choix éducatifs et isolée dans une maison en travaux, Aurore ne se méfie pas lorsqu’une inconnue frappe à sa porte. A-t-elle réellement conscience de qui elle a fait entrer chez elle ?

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Épisode 5 : La Grande Manipulation

Mon mari m’émerveille : tout en nouant ses chaussures de chantier, il réussit à me servir un café en même temps qu’il écoute les quelques enregistrements sur lesquels on reconnaît nos voix. Après une grande inspiration qui fait onduler sa barbe, il se masse le front et dit :

« Dans l’immédiat, on porte plainte. Cette histoire de type qui s’introduit chez nous, on ne peut pas laisser passer. 

Si c’est bien la carte mémoire qu’ils cherchent, ils reviendront.

Bien sûr que c’est la carte mémoire ! Ça doit participer à un truc un peu limite, pour qu’ils préfèrent s’introduire en douce chez quelqu’un plutôt que de frapper poliment à la porte pour la réclamer… ONP… Ça pourrait être un acronyme. 

Je me penche sur son épaule tandis qu’il pianote sur son ordinateur. Opéra National de Paris, Ordre National des Pharmaciens

Le troisième résultat semble le bon : Observatoire Neuropschologique des Populations.

Il s’agit d’une page web toute simple qui ne détaille aucunement les activités ni les projets de cet organisme mais annonce une levée de fonds de plusieurs millions d’euros.

« Dans les mentions légales, il y a forcément l’adresse du responsable de publication. Si on recoupe avec les pages blanches, on peut trouver un numéro, affirme mon mari.

À moins qu’ils ne soient sur liste r…

Bingo ! C’est un numéro en 01. On appelle ? 

Pour dire quoi ? “Bonjour, on se demande ce que vous tramez pour vous introduire ainsi chez d’honnêtes citoyens ?” »

J’ai fait mouche, mon mari réfléchit, puis m’explique sa stratégie.

Deux minutes plus tard, quelqu’un décroche au bout du fil. J’ai les mains moites mais je me lance :

« Salut, je viens de m’apercevoir que j’ai perdu la carte mémoire chez la nana de l’autre soir…

Pola ? C’est pas vrai… Grenot-Labécourt va être furieux. Je te le passe, bon courage ! »

Et je raccroche, le cœur battant.

D’une, Ophélie s’appelle donc Pola, de deux, nous voilà avec un nom pour avancer.

Une vidéo ressort sous le nom « Professeur Grenot-Labécourt, la révolution de la neuroducation ».

148 vues. À l’image, un petit homme nerveux s’exprime avec verve face à un journaliste :

« Les maux de la société proviennent majoritairement des défauts d’éducation. C’est une cacophonie de théories fumeuses qui produisent des êtres perdus, fruits des névroses de leur entourage. Et pourtant les éducateurs cherchent à bien faire. Nous leur apportons une solution, un guide. C’est le résultat d’une étude approfondie des comportements éducatifs. Des centaines de parents ont accepté d’être observés et tout est passé sous le microscope des neurosciences. 

Sont-ils volontaires pour être étudiés ?

Bien entendu.

Cela ne crée-t-il pas un biais ?

Le biais est corrigé par des études complémentaires. Bref, grâce à ces études, nous avons conçu un modèle d’intelligence artificielle capable d’apporter la réponse éducative optimale à absolument toutes les situations.

Et comment en faire quelque chose d’utile concrètement ?

Ça devient utile grâce à ça. »

À cet instant, le professeur tend vers la caméra un minuscule dispositif de type audioprothèse.

« L’intelligence artificielle livre en temps réel la réponse adaptée dans l’oreille de l’éducateur. C’est comme si les parents avaient Super Nanny greffée à l’intérieur de leur cerveau. 

C’est révolutionnaire ! Et terriblement intrusif. »

Le professeur croise les jambes et se penche vers le journaliste :

« Bien sûr au début, les utilisateurs le seront sur la base du volontariat. Mais j’ai de bonnes raisons de croire que notre solution deviendra un jour obligatoire. L’État a tout intérêt à former une société de personnes équilibrées, responsables, respectueuses de l’ordre et sans névrose. Une société non violente, où chacun coopère, plus aucune maladie mentale, que peut-on rêver de mieux ?

On va crier au scandale, proteste le journaliste. C’est de la manipulation.

C’est de la Neuroducation. Croyez-moi, les esprits n’y sont pas encore prêts mais ça va arriver très vite et nous serons les premiers sur le marché. En une génération neuroduquée, nous obtiendrons une société parfaite car ils éduqueront spontanément de la bonne manière la génération suivante. On songe aussi à une application “vie de couple”, pour éviter les conflits stériles. »

Nous nous regardons abasourdis tandis que la vidéo se termine. Je brise le silence la première :

« Ce type est complètement dingue. C’est un fou dangereux ! 

C’est sûr que dans le genre totalitariste à la Aldous Huxley, on a un beau spécimen. J’imagine que les sujets des “études complémentaires” c’est les gens qu’on entend sur les enregistrements… à leur insu. »

Machinalement, je porte ma tasse à mes lèvres et je grimace, le café est froid. 

« Tu crois que son truc peut marcher ? Que son utopie peut remporter l’adhésion ?, me demande mon mari.

Je ne sais pas. Peut-être. Il est vrai qu’on veut tous bien faire et qu’en même temps, on ne se fait absolument pas confiance pour faire les bons choix. Les théoriciens de l’éducation parfaite prospèrent parce qu’on cherche sans arrêt la validation d’experts. Alors que les premiers experts, c’est nous ! 

Oui, enfin, tempère mon mari, je suis bien content qu’on m’ait expliqué les coliques du nourrisson, la construction de l’attachement, les terreurs nocturnes…

Bien sûr, moi aussi, mais là tu parles d’information, une information que nous sommes allés chercher, que nous avons recoupée parfois, et surtout que nous avons expérimentée avec nos enfants qui sont des êtres uniques. Avec des tâtonnements, des ajustements. De l’imperfection. 

C’est bien, l’imperfection, sourit mon mari. C’est vivant. »

Nous nous sourions bêtement. Puis je décroche le téléphone.

« Allez, on porte plainte pour atteinte à la vie privée et effraction. Peut-être que les méthodes discutables de ce monsieur pourront discréditer son projet glaçant et donner envie à chacun d’embrasser sa mission éducative sans Super Nanny greffée dans le cerveau. »

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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

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