Nos enfants, dès qu’ils ont un smartphone, regardent le monde à travers le prisme des réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux valorisent le spectaculaire, la mise en scène, et le « même ». On sait aujourd’hui que chacun de nos « clicks » sur Instagram, TikTok et autres nourrit l’algorithme qui n’a de cesse de capter notre attention. Plus nos enfants consultent de publications sur un sujet, plus l’algorithme leur envoie de contenus proches sur ce sujet. Ainsi, ce qu’ils prennent pour un océan de connaissances et de références sur un sujet n’est bien souvent qu’un îlot dont le tour, répétitif, est vite fait. La conséquence majeure de ce paradoxe me semble être
un appauvrissement aussi certain qu’insidieux de leur capacité de réflexion et de jugement critique.
Or « La faculté de juger, au sens d’exercer son sens critique, peut disparaître, comme toutes les autres, si on ne l’exerce pas ». (Je cite la philosophe Susan Neiman, qui le dit mieux que moi.)
Comment aider nos enfants à exercer leur jugement critique, eux qui croient, en naviguant sur internet, avoir accès à un monde plus vaste, quand en fait ils consomment du « même » ? Vous, parents, avez une carte en main et pas n’importe laquelle. Plutôt un as de cœur, un atout majeur : celui de leur donner le goût des histoires.
Raconter des histoires à vos enfants va leur donner de la culture.
Pas de la culture générale, mais de la culture au sens de ce réservoir commun de ressources matérielles, spirituelles, intellectuelles et affectives que nous partageons et qui se manifeste justement dans les multiples variétés de nos façons de penser, d’agir et de communiquer.
Votre atout pour contrebalancer l’univers restreint des réseaux sociaux est de relier vos enfants à la richesse de notre culture.
Et le premier pas pour cela réside, à mon sens, dans le fait de leur donner le goût des histoires.
Comment faire ? Quand ils sont petits, leur lire une histoire chaque soir. Les emmener voir des spectacles pour enfants, qui racontent des histoires. Leur parler des livres que vous avez lus, de vos plaisirs de lecture. Leur offrir un abonnement à la bibliothèque du quartier.
Je vous entends me dire : « Et pour les enfants qui ne lisent pas ? » Quand j’étais jeune psychologue, je suis intervenue une année dans un lycée privé parisien à la demande de son directeur qu’il avait formulée ainsi : « vous avez carte blanche sur les moyens, du moment que vous aidiez ces enfants à s’élever, pour qu’ils aient accès à quelque chose de ce qui nous transcende tous ». Il rencontrait des difficultés avec la promotion des secondes où l’ambiance était explosive. J’avais conçu un parcours avec différents thèmes autour de questionnements existentiels, dont une session intitulée : qu’est-ce que devenir adulte ? Que nous disent les contes pour enfants sur ce sujet ?
En guise d’apéritif, j’avais fait venir une conteuse pour qu’elle leur raconte une histoire.
Alors que la majorité des six classes de seconde dans lesquelles j’intervenais étaient réputées pour l’agitation permanente de leurs élèves, j’avais été frappée par le silence concentré qui avait accueilli l’histoire racontée. Ce jour-là, on entendait les mouches voler.
Les enfants, quel que soit leur âge, aiment qu’on leur lise des histoires.
À table, en voiture, en train, sur la plage, s’ils ne veulent pas lire eux-mêmes, choisissez une histoire chouette et lisez ! Vous pouvez aussi jouer avec eux au jeu des hypothèses. En partant d’un jugement qui vient tout seul, de vous, ou de votre enfant, à propos de cet homme qui parle tout seul en faisant de grands gestes dans la rue. Par exemple : « que lui est-il arrivé pour qu’il soit si étrange ? ». Le jeu des hypothèses consiste à inventer autant d’hypothèses que vous voulez, chacun son tour, aussi loufoques soient-elles, pour expliquer autrement ce que vous voyez. « Et si… Il était acteur et qu’il répétait son rôle pour le tournage d’un film ? Et si un fakir venait de l’hypnotiser ? Et s’il était embauché par un agriculteur pour faire l’épouvantail dans les champs ? ». À propose de ce « co**ard » qui conduit comme un chauffard devant vous : « et si… sa femme était en train d’accoucher et qu’il voulait la rejoindre à toute vitesse ? Et si, et si ? » Le jeu des « et si… ? », comme les histoires, se situe à l’extrême opposé des algorithmes en ceci qu’il donne accès à de l’« autre », à du plus grand, à du varié.
Encore une idée :
commencez une histoire, arrêtez-vous en plein suspens et passer la parole à un enfant qui devra continuer, s’interrompre et transmettre au suivant. Rires garantis !
Enfin les enfants, qu’ils lisent facilement ou pas, aiment tous entendre (même si c’est la vingtième fois) le récit de leur naissance, ou vous entendre raconter l’histoire d’amour dont ils sont issus, que vous viviez toujours avec leur père ou pas.
Avec la place immense qu’occupe internet dans nos vies, et les réseaux sociaux dans celle de nos ados, ils ont besoin plus que jamais d’ouvrir leur univers, de développer leur curiosité, d’exercer leur esprit critique et d’utiliser leur intelligence pour réfléchir par eux-mêmes.