Longtemps, j’en ai voulu à mon corps. Ce boulet.
Alors que ma vie était en plein essor – un boulot passionnant, un appart’ indépendant, une romance pleine de promesses – il m’avait plantée. À tout juste 24 ans, il avait osé me lâcher.
Exit l’indépendance de la vie active, l’effervescence des petits matins à la radio, l’insouciance d’un quotidien vécu à 100 km/h.
Bienvenue en oncologie
Continuer à travailler ? « Vous verrez, les traitements vont beaucoup vous fatiguer ».
Garder mon premier appartement ? « Il serait plus raisonnable de retourner chez vos parents pour être entourée et accompagnée dans votre quotidien ».
Préparer mon mariage ? « Concentrez-vous plutôt sur votre guérison ».
Ce corps que je n’avais jamais vraiment considéré, trop concentrée sur mes objectifs de jeune intello élitiste, débarquait soudain dans ma vie. Surveiller les globules blancs et les plaquettes ; ne pas perdre trop de poids ; se couper les cheveux court avant de les perdre tous ; manger pour reprendre des forces alors qu’on a en permanence le cœur au bord des lèvres.
Un marathon de 18 mois avec des chaussures fatiguées. Et à la ligne d’arrivée ? Bonne pour le service, mais avec un corps à l’état d’épave. Un corps palpé et observé par les médecins, les internes et les infirmières ; un corps perfusé, lavé à la bétadine, passé au bistouri ; un corps épié avec inquiétude par mon entourage :
« Elle est encore très jaune »
« Elle semble avoir encore perdu du poids »
« Elle va avoir du mal à faire un bébé »
Guérie, je n’en restais pas moins affaiblie. Ce corps que j’avais ignoré pendant mon adolescence et ma vie de jeune fille m’encombrait comme un rappel douloureux de la maladie : avec 12 kilos en moins, une incapacité à me coucher après 22 heures et à me sentir reposée après 10 heures de sommeil, je fulminais. « Quoi ? Tout ça pour ça ? 6 ans d’études, et puis basta ? » Condamnée à un quotidien de « mamie », à me sentir faible en permanence, sans aucune réserve. Moi qui pensais en avoir toujours sous la pédale, ma jauge restait allumée en continu.
Après avoir tout donné pour combattre le cancer, je me mis à détester ce corps qui avait décidé, un beau jour, de débloquer en laissant des cellules se multiplier.
Reprendre du poids ? Pas question : ce corps m’a plantée une bonne fois pour toutes, il va le payer. Me mettre au sport ? Oui, mais pour lui faire mal, pas pour renouer avec lui. 10 kilomètres de course à pied, sinon rien. J’étais fière de moi : ce corps, je le contrôlais enfin.
Il m’a fallu devenir mère à deux reprises pour comprendre mon corps de femme et faire enfin la paix avec lui.
Accepter mes limites physiques, renoncer à ma toute-puissance
Mes kilos de grossesse ? Un phénomène naturel qui a permis à mon corps de se préparer à vivre cette mise au monde. De « faire du gras » pour nourrir.
Ma fatigue post-partum ? Un moyen pour moi d’accepter de traverser ces nuits hachées et, dans la journée, de piquer un roupillon en même temps que mon tout-petit. Accepter le quotidien au ralenti, rythmé par les tétées, les biberons et les siestes. Siestes que j’ai enfin apprises à goûter et non plus à subir.
Et quand il m’a fallu comprendre que mes grossesses m’avaient abimé les lombaires, et deux accidents de voiture affaibli les cervicales, découvrir une pratique douce du sport. Non plus pour maltraiter mon corps, mais pour faire la paix avec lui. Courir, oui, quand je n’ai pas mal, quand j’y prends du plaisir. Pratiquer le yoga – discipline contre laquelle j’avais tant d’a priori – comme un moyen de sceller cette réconciliation. Écouter le rythme de ma respiration, sentir le poids de mon corps tout entier sur le sol, savourer enfin de me trouver dans cette enveloppe corporelle et pas dans une autre.
Pendant mes règles, arrêter de me lamenter sur ces douleurs, de me poser comme victime de mon utérus. Profiter de ces périodes pour ralentir le rythme en écoutant ce que mon corps me dit et, enfin, me mettre à son diapason.
« Le cancer rend plus fort ». Foutaises. Pour certains, peut-être. En ce qui me concerne, il m’aura permis de prendre conscience que j’ai un corps, avec ses faiblesses et ses limites. Un corps que j’ai enfin appris à considérer comme mon meilleur allié.