Tandis que je suis confinée aux portes de Bordeaux, il m’arrive de rêver des bords de Garonne, que j’aime arpenter sous le soleil girondin.
Ici, pour la Strasbourgeoise que je suis, l’horizon paraît plus vaste. Bordeaux m’est toujours apparue comme une cité à ciel ouvert : certainement parce qu’elle est bâtie sur les rives d’un fleuve large, un fleuve déjà presque estuaire, tout proche de se déverser dans l’océan. Voilà comment je suis tombée amoureuse de cette Garonne si boueuse et en même temps si majestueuse.
Quand je suis arrivée dans la région, j’ai tout de suite été fascinée par les ponts. Les premières semaines, quand je traversais le pont d’Aquitaine, j’ouvrais grand les fenêtres et je m’imaginais dans les grands espaces américains.
Depuis plusieurs années maintenant, l’un de ces ponts attire particulièrement mon attention : le pont Simone-Veil, qui est en cours de construction. Il doit relier Floirac à Bordeaux par plus de 500 mètres de béton et d’acier.
Depuis le démarrage des travaux, de part et d’autre de la Garonne, la partie gauche et la partie droite du pont progressent lentement vers le milieu du fleuve. Il s’agit de deux demi-ponts, qui plutôt que de se joindre, laissent au centre un trou béant. Quand ma voiture file sur les quais, j’adresse à chaque fois un petit encouragement silencieux aux conducteurs des engins de travaux :
“Allez les gars, encore un petit effort, les deux moitiés vont bientôt se toucher !”
Ces jours-ci, je me demande comment va “mon pont” :
- Les deux moitiés ont-elles progressé ?
- Est-ce qu’elles se touchent désormais ?
J’aimerais lui donner un coup de pouce, pour qu’il soit terminé, pour que je puisse enfin l’arpenter.
Tout comme j’aimerais accélérer le processus de ma propre transformation intérieure : j’aimerais que mes faiblesses émotionnelles soient vite effacées, que mes blessures du passé soient vite réparées. J’aimerais en avoir vite terminé avec ces couches d’oignons qui ne font que se succéder, à mesure que je tente de progresser vers plus de liberté intérieure, et que je bute constamment sur un nouveau blocage non identifié.
Mais alors, je pense aux immenses piliers de béton qui soutiennent le futur pont Simone-Veil. À toute cette partie invisible, qui constitue pourtant l’essentiel de l’édifice. Et je m’extasie de l’ingéniosité des bâtisseurs : chaque pilier sous-marin qui est dressé là constitue, en soi, un véritable exploit.
Tandis que je me demande sincèrement comment ces gars-là font pour implanter une armature solide au milieu de toute cette vase, je me souviens de mes propres piliers sous-marins à moi : ces piliers invisibles qui pour une raison tout à fait miraculeuse, tiennent debout au milieu de ma vase intérieure.
Ces piliers, j’ai pu les ériger au cours de la dernière décennie, à l’aide de mon mari, de mes thérapeutes, de mes amis, de ces proches qui ont accepté de plonger avec moi dans les eaux boueuses de ma Garonne interne. Ces piliers, ce sont mon amour pour moi, ma capacité à recevoir l’amour des autres, le pardon que j’ai pu accorder pour les blessures passées, la foi que j’ai en l’avenir, la paix que je trouve dans l’instant présent, la confiance que j’ai bâtie en qui je suis, mon aptitude à m’affirmer et à dire stop quand c’est nécessaire.
Alors non, je ne gère pas tout.
Oui, j’explose souvent — et mon dernier pétage de plombs date de ce matin même. Non, mes deux moitiés ne se rejoignent pas encore vraiment, et je me sens parfois si fragile, et souvent quand j’écris, le syndrome de l’imposteur me gagne, parce que je sais bien que je suis bien plus angoissée que ma bonne humeur ne le laisse penser. Oui, j’ai des hauts très hauts… mais j’ai aussi des bas très bas.
Oui, je suis en travaux. Je suis inachevée.
Je change doucement. Ça prend du temps. Ça progresse, un petit pas après l’autre.
Non je ne suis pas arrivée, et je n’arriverai jamais, puisqu’il n’y a pas de ligne d’arrivée. Je serai toujours en travaux. Il y aura toujours quelque chose à améliorer : du goudron à rafistoler, une barrière à fixer, de la rouille à gérer… Alors j’ai décidé de l’aimer, mon pont en travaux, pour ce qu’il est.
Chère Fabuleuse, si tu traverses une phase de progrès sous-marins, si l’impatience de fait perdre courage, j’aimerais te dire ceci :
chacun de tes piliers invisibles a une valeur inestimable.
Tu peux t’appuyer sur eux dès aujourd’hui. Ce n’est pas parce qu’il sont invisibles à l’oeil nu qu’ils sont sans valeur, bien au contraire. Le temps que tu prends pour panser tes blessures n’est jamais du temps perdu. Ce sont les armatures d’acier qui te font tenir, face à la puissance des flots.