Mes trois garçons, G., A. et L., ont respectivement 8 ans, 6 ans et 4 ans ; et les élever est loin d’être une sinécure. Les inconnus qui les observent quelques instants me glissent souvent d’un air mi amusé, mi compatissant : « Ils ont l’air bien vivants ! ». Vivants. C’est le mot. Très vivants même.
C’est une sacrée troupe :
- Très soudée lorsqu’il s’agit de vider la cuisine de toutes ses casseroles et provisions afin de les réinstaller dans le bureau.
- Très soudée également quand l’objectif est cette fois-ci de transformer la baignoire en piscine olympique/océan déchaîné/jacuzzi.
Une petite bande de gars à l’imagination débordante et au haut potentiel de bêtises, qui crible la baie vitrée de boules de neige pleines de cailloux, lance des coings par-dessus le mur sur la tête du voisin ou jette tous les jouets par la fenêtre pour voir où ils atterrissent.
Si il n’y avait que ça, je pourrais simplement me fâcher un bon coup, puis en rire, le soir venu, avec leur papa qui en a aussi fait de belles quand il était enfant.
Mais s’ils sont soudés pour faire des bêtises… ils se battent tout autant.
Plusieurs fois par jour. Et pour ça, je n’ai pas le mode d’emploi.
J’ai compris que les choses se corsaient par une journée d’été, à la plage. G. et A., 5 et 3 ans, se disputaient ; la querelle a viré au combat, et avant même que je n’aie eu le temps d’intervenir, mon tout petit L., 18 mois, s’est armé d’une pelle en plastique bleue, s’est approché des combattants, et a commencé à leur taper dessus, comme ça, gratuitement, parce qu’après tout, « si mes frères se battent, pourquoi pas moi » ? Ça y est, bébé était entré dans la bataille.
L’équipe était au complet, on entrait dans le dur.
Depuis, notre quotidien est ponctué de cris de joie… ou de rage. Mêlées et démêlées se succèdent à un rythme effréné.
« Je t’aime, moi non plus. »
« Je ne peux pas me passer de toi… mais si je peux t’écrabouiller d’abord, c’est encore mieux. »
Les rivalités sont exacerbées par le peu d’écart d’âge, et je me prends souvent à rêver de n’avoir eu que des filles… imaginant — sûrement très naïvement — qu’elles seraient nécessairement douces et gentilles. D’ailleurs les mamans de filles avec lesquelles je discute sont outrées de me voir ainsi sous-estimer les capacités guerrières de leur progéniture féminine. Ma petite dernière a tout juste un an… je déchanterai probablement le jour où elle tiendra sa poupée Corolle par les cheveux, l’utilisant comme une massue pour cogner sur la tête de ses frères.
En attendant, je cherche une solution.
Contrairement à ce que je pourrais vous laisser croire, la situation ne m’amuse pas du tout. Voir mes enfants se battre comme des chiffonniers m’inquiète au plus haut point et me fait régulièrement frôler l’hystérie.
J’ai tout essayé.
La morale. La punition. La séparation physique des assaillants. La négociation. La demande de pardon. La chanson ou la ronde pour calmer les esprits. Les hurlements, quand au bout d’un moment je perds patience. J’essaie d’identifier les moments où la bataille se déclenche, afin d’éviter les situations propices au combat : fatigue, ennui, énervement, frustration qui se déverse sur l’autre. Je tâche de prendre en compte leurs émotions négatives, afin qu’ils s’en déchargent autrement qu’en tapant leur frère. Je fais diversion.
Et je tente de me rassurer.
Ils ne sont peut-être pas les seuls à enchaîner ainsi bêtises et batailles, entre deux épisodes de calme, comme une éclaircie inattendue et bienfaisante.
Chère Fabuleuse, je te pose la question : est-ce que les tiens aussi ?
Est-ce que les tiens aussi s’insultent de « crotale », de « gros dindon » ou de « betterave pourrie », puis se battent avec une haine farouche jusqu’à ce que tu interviennes ?
Est-ce que les tiens aussi, pour jouer à la guerre, se lancent un sécateur à la figure et se trouent le front ?
Est-ce que les tiens aussi ont déjà décoré la façade de la maison avec du cirage ?
Est-ce qu’il n’y a que les miens pour gorger d’eau leur ballon en mousse et le tremper dans la cendre du barbecue pour le jeter ensuite contre la porte fenêtre, jusqu’à ce qu’elle devienne maculée de bouillasse grisâtre ?
Est-ce qu’il n’y a que ma fille qui, quand elle a une petite faim, va ouvrir la poubelle et mange les épluchures et autres déchets comestibles qu’elle y trouve ? Ou est-ce que la tienne aussi ?
Est-ce que comme moi, tu es parfois démunie, inquiète, excédée, hors de toi ? As tu peur pour l’avenir, es-tu fatiguée, lassée, déprimée ? Je suppose que oui, de temps en temps.
Et pourtant, quoi de plus merveilleux que ces enfants-tourbillons, qui nous épuisent, certes, mais ont la faculté peu commune de nous faire grandir ? Qui nous apprennent à nous adapter, à nous donner, à sortir de nos schémas pré-établis, à vivre intensément ?
Nos enfants bousculent notre sérénité, et c’est un peu dur.
Mais justement : ils sont vivants.
Et cette vie est précieuse, irremplaçable. Elle bouillonne, elle est difficile à contenir. Mais elle est là, jaillissante, et irrigue notre coeur.