Dans mon sac à main, une balle de ping-pong, conversant avec un dinosaure. Une Barbie sirène, échouée dans la salle de bain, semble attendre le plongeon du soir. La poupée a perdu son manteau dans les escaliers, tandis qu’une balle de tennis prend la poussière depuis trois semaines sur une étagère et qu’un cahier de collégien se meurt sur le dessus du radiateur accompagné d’une vieille chaussette en 45.
De ces objets éparpillés, je ne sais plus quoi faire.
Je les balance sans conviction dans un panier du salon, rassemble les crayons, pièces de Lego, chapeau de Playmobil, et dés abandonnés dans un vide-poche débordant, faisant côtoyer trésors enfantins, Kleenex, timbre poste et dernière facture. À partir de cela, nous pourrions même inventer un sujet de rédaction : « Après avoir découvert ce qui se trouve dans le vide-poche, décrivez une scène familiale. »
Je répète et me répète : « Merci de ramasser vos affaires ».
L’éducation est à base de répétition, dit-on, mais certains jours j’ai l’impression de piétiner : c’est un fait, mes enfants s’étalent. Et cela me décourage, m’agace, me crispe. Mère de famille nombreuse, j’ai renoncé depuis longtemps à vivre dans une maison aseptisée. À vrai dire, je n’y tiens même pas : j’aime ce mouvement de vie qui nous caractérise, caché dans ces objets perdus. J’aime le voir placer par petites touches, un peu de couleurs dans mon quotidien, le déranger, moi qui voudrais souvent tout maîtriser.
Mais un minimum vital me semble de rigueur, non ?
L’appropriation de l’espace d’une maison ou d’un appartement m’a toujours intéressée. Depuis que je suis maman, j’aime observer la façon dont mes enfants investissent les différents lieux de vie qui nous ont abrités, certains très grands, d’autres très petits. Essayer de comprendre ne veut pas dire adhérer, mais j’y puise à chaque fois des informations précieuses sur ce que nous vivons au niveau familial, et sur ce que chacun éprouve de façon plus personnelle en fonction de son âge et de son caractère.
« La maison est un abri, elle est ce corps enveloppant et protecteur qui vient redoubler, de l’extérieur, l’enveloppe maternelle », écrit Jean-Louis Le Run.
Si nous partons du principe que la maison est un lieu de sécurité affective, il n’est pas étonnant que nos enfants aient du plaisir à s’étaler. Combler cet espace qui leur apporte de la douceur est une manière de l’investir, de le maîtriser. C’est également un langage pour signifier leur présence, leur appartenance au groupe, la place qui les caractérise, celle ou qu’ils cherchent à tenir :
Une affaire qui traîne nous rappelle la présence de l’autre.
Néanmoins, la perception que nous avons de ce joyeux désordre diffère bien souvent entre enfants et parents : là où je vois un tas de cubes écroulés au salon, Hannah me décrit un chemin pour planter des fleurs. Là où je peste en ramassant un pull, Jacques me répond qu’il est rangé.
Nos logements sont-ils des lieux pour s’étaler ?
Nous n’avons pas toujours eu la chance de pouvoir aménager une pièce ou un coin suffisamment grand pour jouer ou se poser, une sorte d’entrepôt magique pouvant contenir l’univers de nos enfants. Cependant, quand nous l’avons eu, je remarquais qu’ils ne l’utilisaient pas nécessairement. Je les ai observés, petits ou grands, se poser non loin de moi, comme un désir de rester proche, de se tenir compagnie sans forcément parler.
Quitter la salle de jeux ou la chambre est également l’occasion de voyager pour construire un autre univers.
La table basse du salon se transforme en tunnel, la cheminée sert de cuisine, l’entrée devient magique.
Mais s’étaler équivaut parfois à se cacher et traduit un besoin d’intimité. Nous avons vécu pendant quatre ans à huit dans un tout petit appartement. Pour supporter la proximité familiale, certains de mes enfants ont investi des lieux originaux, y laissant leur trace comme un animal déposerait quelques poils pour marquer son territoire.
Hannah a longtemps lu recroquevillée sous mon bureau, appuyée contre un oreiller, oubliant ses livres de façon régulière. J’en ai déduis qu’elle devait se sentir protégée par le mur, la chaise et le haut du bureau comme un toit sur sa tête. Mon bureau, lieu interdit et secret, la rapprochant sans doute un peu de moi, tout en lui offrant assez de tranquillité pour ouvrir de grandes fenêtres d’évasion intérieures.
L’un de mes garçons s’était approprié une chaise sur le balcon étroit, caché derrière un rideau, laissant au passage ses chaussettes d’adolescent. Ces lieux de retrait, en marge du groupe — bien que le groupe soit toujours là — m’ont prouvé combien chacun avait besoin d’un espace différent de la chambre, celle-ci étant partagée avec un frère ou une sœur. Un petit lieu délimité pour penser, se poser, réfléchir, et construire assez de largeur en soi pour replonger ensuite dans notre quotidien étroit.
La maison vit, s’emplit de la présence de nos enfants, mais aussi de la nôtre, elle devient la scène de notre théâtre familial.
Le désordre rappelle le nombre des personnages, leur caractère, leur présence ou leur discrétion, leur absence.
Je crois que j’apprécie cela, malgré tout.
Pourtant quand l’étalage ne permet plus de ranger, qu’il transforme la maison en jungle folle où chacun se perd, avouons que cela peut vite devenir pesant et nous faire vivre un sentiment d’envahissement : « Je ne suis plus chez moi, ici ! Ma cuisine, mon salon, ma chambre, mon sac à main, les toilettes sont en permanence squattés par du foutoir, et j’en ai ras-le-bol », me dit Céline, maman de trois enfants de 6 à 13 ans.
Ranger, ramasser, remplacer, trier.
Autant de gestes invisibles que font bien des parents pour faire de leur maison un espace accueillant, à l’image de cet espace utérin et maternel dont nous rêvons peut-être un prolongement. Prendre soin de son foyer sans chercher à le maîtriser, trouver l’équilibre entre désordre et rangement est une véritable gageure. Épuisante, parfois drôle, étonnante, elle nous parle de de ce que nous sommes avec lucidité.