Ce midi, je lis les nouvelles comme à l’accoutumée, sur mon téléphone, à la pause déjeuner. Ce petit moment de reconnexion avec le monde des adultes est toujours un plaisir, même si souvent, les nouvelles qu’il apporte me donnent du mouron pour le reste de la journée. Je fais défiler tranquillement les articles, quand je tombe soudain sur un titre qui manque de me faire tomber à la renverse :
« Tout ranger : même Marie Kondo a lâché l’affaire ! »
Il y a quelques années de cela, la jeune femme fraîchement amoureuse, sans enfant, perfectionniste, accro au shopping que j’étais, avait été complètement subjuguée à la lecture de La Magie du rangement. S’en était suivie une longue session de tri – pour le plus grand bonheur d’Emmaüs — et j’avais même profité de l’emménagement avec mon Fabuleux dans une maison flambant neuve pour concevoir l’organisation complète du foyer en suivant les conseils de Marie Kondo, que je trouvais effectivement très inspirante. À l’époque, je me souviens avoir jubilé devant mes placards rangés au cordeau, contemplé mon salon bien ordonné et décoré avec raffinement, et m’être réjouie de la montagne énorme de papiers administratifs passés à la déchiqueteuse.
Ce sentiment d’achèvement et l’ordre qui régnait dans ma vie étaient exaltants.
J’avais réussi à suivre les préceptes de Marie Kondo et oui, ma vie semblait plus légère et l’horizon plus dégagé. Je n’étais pas sûre de ressentir de la joie à chaque objet touché dans ma nouvelle maison, mais j’éprouvais une sorte de jubilation intérieure à chaque fois que mon regard balayait mon nouveau chez-moi si conforme à tous les préceptes de la papesse du rangement.
Assez rapidement cependant, je me souviens avoir ressenti une certaine déception envers moi-même, car non, je ne réussissais pas à vider mon sac à main chaque soir pour ranger soigneusement les objets que j’y avais fourrés à la va-vite au cours de la journée ; parfois un panier de linge attendait au moins 3 jours avant d’être plié selon la nouvelle méthode et traînait dans notre chambre à coucher, censée pourtant rester le sanctuaire de notre amour tout neuf.
Ce sentiment d’échec me déprimait beaucoup.
Je m’accablais de pensées très dures : « tu n’es pas capable de t’organiser convenablement, tu cèdes à la flemmardise, tu n’arrives jamais à rien finir de ce que tu commences… » L’acte d’accusation de ma personne défaillante se déroulait dans ma tête, chaque entorse à la règle que je m’étais imposée devenait l’occasion de me torturer un peu plus.
Je jugeais mon échec à l’aune des préceptes, pourtant d’apparence si simple et évidente, de La Magie du rangement…
Et pour ajouter une louche de culpabilité à mon sentiment d’échec, la joie avait déserté mon salon. Décidément, j’étais nulle, nulle, nulle !
Et puis graduellement, je me suis détachée de tout cela. Le diagnostic est tombé sur la maladie de ma mère. Nous avons à nouveau déménagé, dans une maison ancienne cette fois-ci, et j’ai dû accepter les petits défauts hérités des précédents propriétaires. Je suis rapidement tombée enceinte, j’ai donné naissance à mon premier fils, dit adieu à ma maman, fait une dépression, puis je suis retombée enceinte. La vie a poursuivi son cours, tel un fleuve sauvage, parfois tranquille et parfois tumultueux.
Emportés au gré des méandres, les préceptes de Marie Kondo furent enfouis sous le limon des paniers de linge et des tournées de petits pots. Le livre La Magie du rangement termina relégué au statut de dépôt sédimentaire de mes espoirs de perfection, et comble de l’ironie, il n’était même plus rangé dans la bibliothèque, mais dans les toilettes — le seul endroit où je pouvais espérer m’extraire du tourbillon provoqué par mes enfants pour avoir quelques minutes pour lire !
Tout cela revient fouetter ma mémoire alors que je lis, incrédule, l’article où Marie Kondo confie « avoir un peu mis de côté » ses préceptes et s’être rendu compte, après avoir eu trois enfants, que
« l’important est de passer du temps avec eux ».
Je souris à ces lignes et me sens inondée par un sentiment de sororité. Je pense à la phrase de Brené Brown : « nous sommes dans les deux camps. » Je ressens beaucoup de compassion pour Marie Kondo, qui a dû probablement en baver elle aussi, pour arriver ainsi à l’aveu public — et mondial ! — de son renoncement. Un tel dévoilement de vulnérabilité ne peut qu’inspirer le respect et la compassion. Quel courage d’exposer ainsi ses failles ! Comme c’est inspirant !
Cette vulnérabilité me fait ressentir un profond respect pour cette femme qui a su reconnaître les limites de la théorie face à la mise en pratique quotidienne.
Quant à moi, je partage sa conclusion : peu importe le désordre dans le salon et la vaisselle en souffrance dans l’évier…