“C’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète” (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe). Soixante-dix ans après, la promesse féministe ancestrale rime avec burn-out professionnel et épuisement maternel. Être une mère libérée, tu sais c’est pas si facile…
Dépendante ou indépendante :
Ma génération a grandi sous le joug du féminisme primitif, qui a voulu nous imposer de choisir notre camp. En résulte un cruel clivage dans nos représentations mentales et sociétales de la femme : d’un côté la working girl aigrie, et de l’autre la mère au foyer dépitée. Faites vos jeux !
Silencieusement, nous tombons dans le panneau. Persuadées qu’il faut vraiment choisir entre la peste et le choléra, nous avons oublié de faire preuve d’un peu de créativité.
- Bobonne à la maison, pas question : nous avons des cerveaux et nous avons l’intention de les utiliser.
- Nous réveiller dans vingt-cinq ans avec le goût amer d’avoir sacrifié notre vie de famille : impensable.
Alors nous avons choisi de ne pas choisir. Nous nous sommes enfermées à double tour dans la prison dorée du perfectionnisme : comptez sur nous pour être la meilleure au bureau, tout en étant la meilleure mère du monde.
La liberté par le travail, oui ça fonctionne. À un détail près : les femmes ont un utérus et elles persistent à s’en servir. Pire : leur progéniture, elles veulent s’en occuper. Et encore mieux que leurs aïeules, qui n’avaient pas le temps de se demander si elles étaient de “bonnes mères”. Voilà pourquoi les psys du travail n’ont plus le monopole du marché du burn-out. En 2018 on est épuisée, au bureau comme au foyer.
Il y a urgence : réinventons le féminisme.
“La mère libre n’est pas encore née”, disait Julia Kristeva.
Je crois qu’elle est en train de naître.
C’est à nous de l’accoucher, en dépassant ce schéma dualiste et réducteur, qui s’obstine à enfermer les femmes dans des boîtes. C’est à nous de refuser ce féminisme tupperware, à nous de réconcilier nos vies de femmes avec la pluralité de nos aspirations.
À celles qui ont combattu pour nos droits : merci. Nous ne nions pas votre combat. Aujourd’hui, nous entrons dans le nôtre. Une révolution tranquille, par laquelle nous dépassons la dichotomie entre l’insoutenable dépendance et la mensongère indépendance. Nous militons pour une troisième voie, celle de l’interdépendance : je dépends de toi, tu dépends de moi. Et il ne s’agit pas que d’argent. Nous sommes interdépendants dans la logistique familiale, dans la sécurité émotionnelle, dans l’amour échangé, dans les choix assumés.
Il faut repenser notre liberté.
- Libre n’est pas la femme qui s’épuise au travail par peur de manquer en cas de divorce.
- Libre n’est pas la femme qui cherche sa place dans un monde de l’entreprise incapable de se renouveler.
- Libre n’est pas la femme qui sanglote amèrement, quand les masques tombent, parce qu’elle n’a pas vu ses enfants grandir, trop affairée à se soumettre au diktat du féminisme matérialiste.
- Libre n’est pas la femme qui n’ose pas prendre le temps, dans un monde où être débordée est devenue une norme.
- Libre n’est pas non-plus la femme qui, préoccupée par l’injonction de réussir son enfant, tente d’exister au travers d’une progéniture propre sur elle, qui parle couramment l’anglais et le chinois sans jamais rechigner à mettre son pyjama.
L’heure n’est plus au féminisme arrogant, qui prétend résumer une vie de femme en un modèle unique et excluant. Avouons-le : nous-mêmes ne savons pas vraiment ce qui, de notre carrière ou de ce petit pot de carottes, doit passer en premier. Nous sommes tiraillées, n’ayons pas la prétention de le nier. Notre féminisme doit être pluriel. Un féminisme qui assume, enfin, que toutes les femmes n’ont pas les mêmes aspirations. Et qu’au sein d’une même femme cohabitent des élans divers. “Divers” n’étant pas synonyme de contradictoire !
Les pensées d’une femme libre ont le droit de manquer de cohérence. La vie d’une femme libre est faite d’étapes, de détours, de possibilités.
Être mère en 2018, ce n’est ni rose, ni noir, ni blanc.
C’est aussi bariolé que la purée de carottes qui émaille nos pull de soie et aussi compliqué que l’équation à triple inconnues au sujet de laquelle notre ado s’arrache les cheveux.
Libre est la femme qui n’a pas besoin de rentrer dans une boîte pour exister.
« Je suis sûre de moi et apeurée », m’a-t-on écrit.
Oui, on peut être les deux.
« Je suis féministe et mère au foyer », m’a-t-on dit.
Oui, on peut être les deux.
Les modèles archaïque s’effritent. Ils laissent voir leurs failles et nous laissent orphelines. La seule chose que nous sachions, c’est que :
Nous ne voulons pas d’une vie de deuil
Ni deuil de la femme, ni deuil de la mère qui cohabitent en nous. Nous n’avons pas de modèle à suivre, et c’est notre plus belle opportunité de réinventer le féminisme.
Toutes les mères sont au foyer ; toutes les mères sont au travail ; toutes les femmes sont libres.