Lara Cocheteux, psychologue spécialisée dans le domaine de la périnatalité, parentalité et petite enfance, est maman de deux enfants de 10 et 13 ans. Elle exerce en région parisienne Je l’ai interrogée sur « l’hyperparentalité » qu’elle constate chez les parents.
Aujourd’hui, quels sont les parents qui viennent te consulter ?
Il n’y a pas de profil type et les motifs de consultation sont assez variés. Mais ce sont toujours des parents qui se posent des questions, veulent bien faire, ont déjà essayé beaucoup de choses qui ne marchent pas. Les pères viennent de plus en plus en consultation. Parfois ce sont eux qui prennent rendez-vous, soit parce qu’ils se sentent en difficulté dans leur rôle, soit parce qu’ils sont démunis face à leur compagne, dont ils perçoivent la souffrance. Ce sont quand même généralement les mères qui souffrent le plus du déséquilibre familial. Je n’ai pas encore vu de burn-out paternel. En revanche, je vois beaucoup de mères épuisées.
Qu’est-ce qui les amène à te consulter ?
Les mères épuisées perdent pied, elles n’ont plus aucune confiance en elles ni de de repères, et elles ont le sentiment de ne plus rien contrôler, ou alors seulement au prix d’efforts titanesques. Elles ne voient pas comment sortir de cette situation. Tout est difficile avec l’enfant, alors que cela « devrait être naturel » et que tous les autres semblent très bien y arriver. Leur enfant fait des crises, en général à la maison (colères, frustration) ou refuse de dormir (seul), de manger (de tout), ou encore vit très mal l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur.
Par ailleurs, elles sont également culpabilisées par les injonctions paradoxales dictées par la société. Les débats qui agitent la sphère de l’éducation sont extrêmement polarisés, et le choix posé sera toujours considéré comme mauvais par certains. Pourtant, on leur demande de choisir, entre le biberon et l’allaitement, le cododo ou la chambre à part, la crèche ou le congé parental, sachant qu’elles seront critiquées de toute façon, quel que soit leur choix. Cela rajoute une pression énorme sur les épaules des parents, des mères.
Est-il possible de dégager un « profil » des mères épuisées ?
Leur point commun est qu’elles sont très investies dans leur rôle maternel. Aujourd’hui, être une bonne mère est un incontournable – et une bonne professionnelle, et une femme épanouie. Cette pression vient de leur niveau d’exigence assez élevé, et elle est amplifiée par l’injonction de réussite de la société. Il faut apporter le meilleur à l’enfant, et cela commence bien avant la naissance. Ce sont des mères qui lisent beaucoup, se documentent sur les courants pédagogiques et le développement de l’enfant, cherchent le matériel de puériculture le plus adapté à l’épanouissement du bébé, et ont une idée précise de la manière dont elles souhaitent accueillir leur bébé. Malheureusement, ce qui est diffusé sur le thème de la parentalité est parfois caricaturé, poussé à l’extrême. Cela vient brouiller le rapport entre l’enfant et la mère, et retire aux mères la spontanéité qu’elles aimeraient pourtant tant avoir.
Je vois aussi d’autres mères qui sont beaucoup plus “relax” au départ, et sont ensuite rattrapées par l’épuisement : soit parce que la peur d’échouer finit par les envahir, soit parce qu’elles se sentent plus seules qu’elles ne le pensaient face à tant de responsabilités (et ont parfois du mal à passer le relais), soit parce qu’elles sont confrontées à un bébé lui-même très exigeant, qui leur demande énormément. Dans tous les cas, cela entraîne un fort sentiment de dévalorisation.
C’est ce que tu désignes sous le terme d’hyperparentalité ?
L’hyperparentalité traduit la survalorisation de la fonction parentale. Les mères optent alors pour une éducation extrêmement exigeante pour le parent, cochant toutes les cases de la parentalité bienveillante : cododo, allaitement prolongé, diversification menée par l’enfant, école Montessori et pédagogies alternatives, réflexion sur les activités d’éveil et le jeu, pas de cris ni de punitions, hypervigilance par rapport à l’aspect « sain » de la vie de leur enfant. Toutes ces choses, bonnes en soi, accumulées sur les épaules de ces femmes, génèrent des angoisses. Cela ne mène pas systématiquement à l’épuisement, mais cela le favorise.
Souvent ce sont des femmes qui ont l’habitude de “bien gérer”, de maîtriser, en contrôlant tout. Elles sont exigeantes vis à vis d’elles-mêmes, sans en avoir toujours conscience. La barre est placée haut. Et cela est aussi le cas pour leur rôle de mère et l’épanouissement de leur enfant. Elles ont tendance à penser « Je donne le maximum, ça devrait bien se passer, ça devrait être facile ! » Mais bien sûr, ce n’est pas si simple… dans ce domaine, beaucoup de choses échappent au contrôle ! Elles ont donc un sentiment de “ratage”.
Comment se positionnent ces mères par rapport à leur entourage ?
Ces mères intellectualisent beaucoup leur rôle éducatif mais s’appuient peu sur leurs ressentis et leurs intuitions (qu’elles pensent moins “fiables”). Elles ne font pas toujours confiance non plus à leur entourage. En particulier, on sent une certaine défiance vis-à-vis des conseils qui pourraient être donnés par leurs propres parents (les choses ayant beaucoup changé en une génération). Notamment, le « Tu devrais le laisser pleurer » creuse un fossé entre les parents d’hier et ceux d’aujourd’hui. Il y a un véritable défaut de repères intra-familiaux, les mères choisissent alors des repères extérieurs, qui restent des modèles virtuels. Elles suivent des courants éducatifs issus de leurs lectures, et c’est là que se situe le problème : il y a rarement de nuances dans ces méthodes. La théorie est toujours parfaite ! Cela crée un écart entre leur modèle impeccable, et leur vécu. Au lieu de piocher ce qui leur convient et de l’adapter à leur vie, à leur enfant, elles le reçoivent comme une méthode à appliquer à la lettre, alors que les variables, dans la vraie vie, sont infinies. Par ailleurs, cette manière d’appliquer des méthodes à la lettre ne tient pas compte de ce qui se joue en chacune de nous quand nous devenons mère.
On retrouve aussi chez elles un manque de tolérance à l’échec quand ça ne marche pas du premier coup (apprendre c’est faire des essais et des erreurs !). Ce sont pourtant des mères qui sont très encourageantes pour leur enfant, mais elles ne parviennent pas à s’accorder la même bienveillance.
Quelles sont les conséquences de l’hyperparentalité sur les enfants ?
Plus que l’hyperparentalité en soi, je dirais que c’est le rapport de la société à la parentalité qui peut avoir des conséquences.
La mère dont la confiance en soi est défaillante va se retrouver face à un enfant qui prend encore plus de place, et dont les crises sont exacerbées. Face à des parents qui lui font beaucoup choisir, qui décident en fonction de lui, l’enfant a l’impression que tout dépend de lui et de ses désirs, et c’est au final angoissant pour lui – ce qui se traduit par des comportements inadaptés.
Par exemple, dans son souhait de ne pas exercer d’autorité sur son enfant, la mère – sans même s’en rendre compte – va demander des “permissions” et s’adresser à son enfant sur le mode interrogatif : « On va aller se coucher, hein ? »
L’enfant a donc le choix de répondre oui, ou non. Ce manque d’assurance parentale se traduit par un manque de cadre pour l’enfant.
Or, il ne s’agit pas d’imposer, mais de proposer avec une certaine assurance. Si le parent n’est pas sûr que ce qu’il met en place est bon pour l’enfant, cela ne marche pas. Or, ce qui est bon pour l’enfant est aussi ce qui est bon pour le parent. Aucune façon de faire n’est mauvaise. Mais on peut discerner ce que l’on a réellement envie de proposer, ce que l’on fait pour bien faire sans y adhérer vraiment au fond de soi. La frontière est ténue, il faut faire confiance à son expérience et à son ressenti.
Que proposes-tu aux mères qui viennent te rencontrer ?
Je pars toujours de ce que veulent les parents. S’il y a un consensus familial pour pratiquer le cododo, même tard, c’est OK. En revanche, si cela pose un problème à l’un des membres de la famille, on cherche une solution. Car s’ils font la démarche de consulter, c’est qu’il y a une volonté de changement. Simplement, ils ont du mal à croire qu’ils vont réussir à obtenir ce qu’ils veulent. Ils sont aussi restés “soumis” longtemps aux besoins de l’enfant, et culpabilisent s’ils ne le font plus. Par exemple, si le choix est fait de ne jamais laisser pleurer le bébé, ce choix n’est pas réactualisé au fur et à mesure que l’enfant grandit. Si une maman a choisi d’allaiter, elle peut au bout d’un certain temps en avoir assez, mais ne pas oser arrêter l’allaitement, car elle y a trouvé un moyen très efficace de nourrir, calmer, consoler et endormir son enfant ; elle pourra être amenée à poursuivre l’allaitement coûte que coûte non parce qu’elle en a le désir, mais parce qu’elle culpabilise de priver son enfant du sein, et qu’elle ne voit pas d’alternative.
Certains parents ont tendance à attendre que l’enfant les guide, animés par le principe « c’est lui qui sait s’il est prêt » ou « c’est lui qui décide quand c’est le bon moment pour lui », de faire pipi dans le pot, de faire des nuits complètes, de dormir dans sa chambre. Dans la réalité des faits, il est rare que cela marche. Le parent doit précéder son enfant, pour l’accompagner dans ce mouvement évolutif, et pas l’inverse. L’éducation d’autrefois était trop rigide, puis elle a été trop laxiste. Les parents actuels tâtonnent pour trouver un juste milieu, avec un cadre éducatif plutôt souple. Il ne faut jamais oublier de trouver les nuances adaptées à soi et son enfant.
Que dirais-tu à une maman qui ne se sent pas du tout Fabuleuse ?
D’être indulgente envers elle-même ! La perfection n’existe pas, surtout dans le domaine éducatif. On apprend à être parent en faisant des essais et des erreurs. Heureusement, il n’est jamais “trop tard”, il n’y a pas d’erreur sur laquelle on ne puisse revenir. N’oublions pas que la bienveillance s’exerce d’abord envers soi.