Septembre 2017.
Je me revois monter l’escalier de notre nouveau logement, le pas lourd, épuisée. Hannah dort contre ma poitrine. Iris tire sur son mon bras pour enjamber les marches. Jacques me suit en silence tandis que les trois grands ont filé dans leur chambre pour cacher leur chagrin que je ne sais plus consoler.
La porte d’entrée me semble étrangère, les murs sont nus, l’hostilité des fenêtres sans rideaux me refroidit. Je n’arrive pas à me familiariser avec ce nouvel espace que je dois apprendre à aimer et à réchauffer de notre pâte familiale et rassurante.
Le déménagement nous a laissés le cœur lourd. Et même si cet endroit dans lequel nous avons posé nos valises porte de jolies promesses, comme la proximité avec une grande ville, une région magnifique et gorgée de soleil, une petite ville dynamique aux infrastructures bien développées, je peine à retrouver mes repères et me laisse submerger par des vagues de stress et de fatigue.
S’installer.
Je ferme les yeux, les odeurs ne sont plus les mêmes, le glissement de nos pas sur le carrelage a changé, nos voix résonnent autrement. À l’étroit dans cet appartement, nous apprenons à bouger nos corps différemment. Je ne sais plus où poser mes affaires, les gestes du quotidien qui me facilitaient la vie ont disparu. Sortir une casserole du placard devient l’objet d’une courte réflexion :
« Dans quel placard, déjà ? ».
Le nom des rues que nous venons d’arpenter pour nous familiariser avec notre quartier tournent dans mon esprit. Je dessine mentalement le chemin parcouru jusqu’au parc, puis jusqu’à la poste, le conservatoire, la librairie. Nous croisons de nouveaux visages, les prénoms s’entremêlent et m’échappent déjà. Il y a celui de la boulangère que je verrais si souvent, celui de la maîtresse que j’imagine bienveillante, ou encore celui de ces personnes qui nous ont déjà accueilli chaleureusement.
Sur la commode, aucun bibelot, mais une pile de papiers disparates qui attend patiemment que je fasse un peu de tri :
- Un document pour que tel enfant reprenne le sport et que celui-ci continue la musique
- Un courrier EDF
- La notice de la Box pour son installation
- Un dossier concernant l’inscription du collège
- Un morceau de kleenex où l’on déchiffre difficilement un numéro illisible noté au bic, celui du réparateur pour le tambour de la machine à laver (dont l’étrange bruit me fait penser que le transport épique au deuxième étage l’a achevé).
- La facture de notre nouveau sommier
- L’ordonnance pour le prochain vaccin
- La notice d’une étagère Ikéa que mon mari vient de monter
- Les recommandations pour le branchement du gaz
Un post-it me fait sourire : « Maman, mes chaussures sont trop petites. PS : peux-tu racheter du déo ? » comme un rappel discret de mon second au milieu de ce tohu-bohu pour que je m’occupe de lui.
Tout se bouscule dans mon cœur et dans ma tête.
Mon mari vient d’être muté pour un nouveau poste qui lui plaît. J’ai accepté le déménagement, néanmoins je lui en veux terriblement de vivre ce déséquilibre au moment d’une naissance et peut-être encore plus d’avoir fermé pour cela mon cabinet florissant. « T’étais d’accord ! », m’avait-il lancé un matin tandis que je lui déversais ma rancœur.
C’est vrai, j’étais partante ; ambivalente, mais partante. C’est simple :
- De toutes les façons, la mutation nous pendait au nez. Autant accepter ce poste, dans une ville pas trop mal que nous avons pu choisir, proche d’une ville universitaire sympa dont les enfants pourront profiter peut-être un jour.
- Nous avons l’un et l’autre la bougeotte, mais jamais en même temps. Depuis plusieurs années, je lui murmurai le nom de cette jolie ville du Sud qui me faisait envie.
Mais c’était sans compter sur la fatigue cumulée par la naissance, les cartons, l’installation, les larmes ou le mutisme des enfants, nos rythmes chamboulés, ma nostalgie professionnelle et la vague déferlante d’informations que je n’arrivais plus à gérer et que je prenais en pleine figure sans aucune protection.
Ce premier mois d’installation m’a fait l’effet d’un saut en pleine piscine avec le devoir d’ouvrir les yeux dans une eau javellisée. C’est désagréable, les bruits sont étouffés, tu ne sais pas où tu nages, tu es seule et ça pique. Certes, nous n’avons pas changé de pays, nous parlions encore la même langue. Mais tout était à redécouvrir, l’amitié à reconstruire, la confiance à rebâtir, le nid à réchauffer, les enfants à accompagner avec une dose d’audace, d’énergie et d’élan que je n’arrivais pas toujours à déployer.
Oh ! comme j’aurais aimé avoir une baguette magique, frapper le sol pour accélérer le temps et m’épargner tous ces efforts ! Comme j’aurai voulu me dispenser d’être cette maman qui ne connaît personne devant le portail de l’école et qui attend que son enfant surgisse !
Et pourtant, au-delà de l’amertume et de la fatigue, je ne peux nier que se cachait en moi, enfoui dans mon tsunami intérieur, un brin d’excitation et de curiosité :
- Que me réserve la vie ici ?
- Quelles seront les rencontres déterminantes que nous ferons ? Vous savez, celles qu’on ne peut oublier et qui nous marquent avec délice !
- À quoi ressembleront nos journées d’escapade au soleil dans ces nouveaux paysages ?
- Mon activité se développera-t-elle autrement ?
- De quelles blagues stupides les enfants nous feront rire dans notre toute petite cuisine ?
- Quels seront nos sujets de discorde ?
- Où pourrai-je acheter les meilleurs chocolats et réveiller mes papilles ?
- Quelles seront les terrasses de café où je pourrai m’installer et rêvasser à mes textes ?
- Et si je reprenais la danse classique ?
Aujourd’hui, deux ans ont passé.
Nos rythmes ont fini par s’accorder, les visages sont devenus familiers, les enfants ont pris leurs marques, les plus grands sortent et tissent de belles amitiés.
Au final, chacun de nous aura su réinventer un équilibre et découvrir le potentiel de réadaptation qui les habitait. Chacun aura su grandir et puiser dans cette étape familiale un petit talent personnel et inattendu. Un petit talent dont la richesse se révèle d’autant plus à la relecture de ce chemin parcouru, un trésor à glisser dans la poche et que nous pourrons ressortir avec confiance… quand nous repartirons !