6h, ce matin :
Mon mari s’approche de moi, un paquet de chaussettes hétéroclites dans les bras. Toutes orphelines, trouées, vieillies. Les chaussettes, se sont les mal-aimées de notre garde-robe familiale. On a un vrai problème avec les chaussettes.
« Faudra faire du tri, un de ces jours » me rappelle-t- il en cherchant deux chaussettes noires à sa taille et presque pareilles. Il repartira avec une chaussette haute, une chaussette basse, mais sous son pantalon de costume, personne ne le verra. La chaussette ne fait pas l’homme, n’est-ce pas ?
7h15 :
Je retrouve ma petite Hannah cachée derrière le piano, assise auprès de la corbeille de linge qu’elle vide méthodiquement. Je l’ai vu filer il y a cinq minutes, à quatre pattes, son biberon tout juste avalé, puis disparaître à l’angle du couloir.
« Hannah ? » Elle me dévisage, une chaussette sur la tête en guise de chapeau. Chacun son truc, hein, selon son âge.
7h20 :
Colomban, 15 ans, regarde le linge qui sèche. Debout devant l’étendage, il scrute les fils à la recherche d’une paire de chaussettes pas trop pourrie, et qui pourrait lui aller à ravir au cours cette journée qui s’annonce. Ce matin, la cueillette sera mauvaise. Il devra se contenter de deux chaussettes blanchâtres, non-assorties, éventrées.
Je l’entends râler : « Maman, y’a plus de chaussettes, faut racheter des chaussettes. Soit elles sont trouées, soit elles sont trop petites. Maman ??? » Quelle idée, aussi, de chausser du 44 à 15 ans. Si les chaussettes sont trop petites, c’est que je n’ai pas eu le temps de m’adapter au rythme de croissance de ses pieds. Et si elles sont trouées, et bien, c’est parce que ses pieds ont forcé un peu la maille. Je n’y peux rien.
7h25 :
Voilà Jacques. Accroupi, le nez dans la corbeille, il me donne l’impression de creuser un terrier. Les chaussettes volent. Je l’entends soupirer. Trop grande. Trop petite. Trouée. Moche.
« Maman ? Tu as lavé des chaussettes ? » Évidemment que je lave les chaussettes de mes garçons. Évidemment. La question ne devrait même pas se poser. Ce n’est pas qu’une question d’hygiène, de service, de soin ou d’amour maternel. C’est une question de survie respiratoire. Et de bonne entente familiale, cela coule de source, histoire de ne pas être trop « puant ». Pour que chacun puisse avoir une paire de chaussettes propre le matin et qu’il puisse être de bonne humeur, je lave les chaussettes. Et les slips aussi d’ailleurs. C’est comme ça. C’est inscrit dans mes gènes. (Oui, le papa aussi lave les chaussettes…)
« Jacques, peut-être sous ton lit ?
– Non.
– Sous ton oreiller ? (Et si, avec les chaussettes, tout est possible…)
– Non.
– Coincée entre ton matelas et ta couverture ?
– Non.
– Dans le bac à Légo ?
– Non.
– Dans ton cartable ? (Une simple confusion avec le torchon de l’ardoise Velleda est si vite arrivée.)
– Non.
– En boule dans ton pantalon d’hier ? »
7h30 :
Jacques récupère son pantalon. Sur l’envers, bien entendu. Le slip de la veille encore coincé dans l’entre-jambe. C’est pour se déshabiller plus vite, vous comprenez. Mais pas de chaussettes. « Oui, le slip va dans la corbeille de linge sale. » Tout n’est pas évident, à 9 ans. Mais on finit par y arriver. Je vous promets.
7h35 :
J’intercepte un temps de négociation entre Colomban et son frère de 12 ans.
« Pour une paire de chaussettes assorties, je te donne un chewing-gum.
– Non.
– Une c****** de mammouth.
– Non. »
7h40 :
Stanislas et Jacques viennent me voir en gémissant : « Maman, on a compris pourquoi nos chaussettes disparaissaient. C’est Colomban qui nous les vole. En plus, il les troue, il enfile nos chaussettes en 38 alors qu’il fait du 44. »
J’essaye de les consoler : « Mais les trous dans les chaussettes, c’est bien, ça aère les pieds, non ? » Sans succès.
7h45 :
Iris cherche ses collants.
Ça change un peu, les collants. En plus, avec cette pluie de mai, on a vraiment envie de mettre des collants. Ça m’évitera de chercher les petites chaussettes, celles qui se coincent dans le hublot de la machine à laver ou qui tombent derrière le radiateur de la salle de bain, et que je retrouve des mois plus tard, envahies de moutons poussiéreux.
7h50 :
Je pourrai vous parler de mes bas de contention. Mais je les mets hors compétition : allez savoir pourquoi, personne ne me les vole. Peut-être parce que chacun de mes enfants m’a surprise un matin allongée sur le carrelage en train de me contorsionner en sueur pour enfiler la bête.
« Y’a un problème maman ? »
« T’en fait pas mon Loup, je gère. Ce n’est qu’une histoire de chaussettes, après tout »
Je pousse un cri de victoire « Arrgh ! » Enfilé, le bas.
Les comptes ne seront jamais bons : 8 personnes à la maisons. 16 pieds. Du 18 au 45.
365 jours
5840 fois environ pendant l’année, des chaussettes seront enfilées, lavées, étendues, rangées, portées disparues, chapardées, retrouvées, transformées.
Rien qu’en écrivant ce billet, je suis épuisée d’avance en considérant le nombre de chaussettes qui me passeront dans les mains et que je chercherai. C’est mon moral, tiens, qui en prend un sacré coup et qui tombe à son tour… dans les chaussettes.
Je crois avoir tout tenté :
- Je n’ai acheté que des chaussettes noires.
- Puis je suis passée aux chaussettes blanches.
- Je les ai faites séchées deux par deux, bien comme il faut.
- Je les ai rangées, pliées, dans de jolies boîtes.
- J’ai fait très, très attention.
- …
Rien n’a fonctionné. Nous avons toujours bataillé avec les chaussettes. Depuis, quelque soit la taille, elles sont toutes logées à la même enseigne : je les dépose dans une bassine « spéciale chaussettes ». C’est le seul endroit de la maison qui nous contienne tous, à travers la symbolique de la chaussette (car la chaussette dit quelque chose de notre famille) : il y a les petits et les grands, les filles et les garçons, les ordonnés et les artistes, les tranquilles et les sportifs, ceux qui ne grandissent plus, et ceux qui grandissent trop vite…
Si la chaussette m’exaspère parfois, je dois reconnaître que quand je trie ces bouts de linge, je pense à chacun des mes enfants. C’est une façon originale de me recentrer sur ma marmaille.
En effet, la chaussette raconte :
- Cette toute petite jaune et bleue avec un bateau, retrouvée par hasard dans un gant de toilette me rappelle ces premières fois où je suis devenue maman. C’est si mignon, une petite chaussette de bébé.
- Les chaussettes de tennis de mon fils aîné viennent me souffler que le sport est un vrai équilibre pour lui. Tant que je laverai des chaussettes de sport, c’est qu’il ira bien.
- Celles-ci, bien assorties, soulignent le caractère méticuleux de mon troisième.
- Cette chaussette orpheline pas trop mal conservée éveillera l’esprit créatif de mon quatrième, et terminera sans doute bourrée de coton pour devenir une tête de marionnette.
- Tandis que celle-là sera reprise par l’esprit pratique de mon mari : un fois remplie de gros sel, elle permettra de dégivrer le pare-brise de la voiture, aux petits matins gelés d’hivers.
- Cette dernière sera récupérée pour cirer les chaussures.
C’est un fait, les chaussettes trouées-entremêlées reflètent le bazar joyeux de notre vie, un tourbillon de rire, de rivalité fraternelle, du temps qui passe. Ça fait partie du jeu.
Alors, longue vie à la chaussette (et aux familles nombreuses) !