Il y a plusieurs sourires. Il y a celui qui illumine mon visage lorsque je regarde mon enfant faire du vélo. Il y a aussi celui convenu que j’affiche sur mon visage pour être avenante. Celui, automatique, que j’adresse au passant – ou le sourire électrique que provoque un bel inconnu – du moins quand mon sourire n’est pas caché par un masque, covid oblige. Il y a aussi celui que j’adresse à ma grand-mère malade, à moitié parce qu’elle ne comprend plus grand-chose d’autre, à moitié pour lui cacher ma tristesse de la voir partir.
Ces sourires ont tous un point commun :
le visage s’ouvre, les lèvres s’étirent, mes yeux se plissent, avec une légère inflexion des sourcils. Mais le sourire n’est pas qu’un étirement de muscles : ce qui en fait la force, c’est la manière dont il nous met en relation avec l’autre. On peut alors distinguer deux grands types de sourires : le sourire authentique et spontané, et le sourire convenu, posé, celui qu’on adopte pour avoir une mine présentable. Le premier est ouverture à l’autre et dévoilement de soi ; le second est posture conventionnelle qui fait écran entre moi et l’autre.
Le sourire comme posture.
Il y a le sourire Colgate, celui qu’on affiche poliment, qu’on colle sur notre visage pour paraître plus présentable. Bouche ouverte et lèvres tirées, dents blanches éclatantes : on présente ainsi au monde une image parfaite de soi. Mais ce sourire forcé sonne creux et a quelque chose de glaçant : c’est qu’il ne vient pas du dedans, il mime le sourire, en en adoptant le geste, mais il ne parvient pas à en transmettre la force.
Le sourire forcé ne renvoie à rien d’autre que lui-même :
dans ce sourire, JE me montre, JE pose, là où le sourire spontané est d’abord tourné vers l’autre.
Afficher sur notre visage un sourire « artificiel » peut relever parfois de l’héroïsme, comme lorsque je souris à mes enfants alors que j’ai envie de pleurer ou de hurler. Se forcer à sourire peut m’aider à garder ma contenance, et à surmonter mes difficultés quotidiennes, ou à les garder pour moi. Il peut permettre de rassurer l’autre et nous montrant optimiste ou impassible. Comme le scout, qui « sourit et chante dans les difficultés ». Mais ce sourire artificiel est justement un refus du dévoilement.
Le sourire comme invitation à la relation avec l’autre.
À ce sourire convenu, il faut opposer le sourire authentique, ou spontané. Ce sourire n’est pas façade mais ouvre la porte à la relation avec l’autre. Sourire à une personne que je croise dans la rue, c’est déjà reconnaître qu’il n’est pas qu’une chose posée là, mais une personne.
Le sourire spontané n’est pas pour moi :
quand je souris, je souris toujours à quelqu’un, ou quelque chose. Par mon sourire je montre que je suis ouverte à la relation avec l’autre ou avec les choses qui m’entourent. Mon sourire témoigne de la « primauté de la relation bienveillante à l’égard d’autrui » (Lévinas). Je me rappellerai toujours le premier sourire de mes enfants : lorsque je le perçois, il me perce le cœur, car dans ce sourire mon enfant témoigne déjà d’un désir de relation, de communication. Et si parfois il sourit à l’armoire, c’est toujours à quelque chose qu’il sourit.
Le sourire est déjà commencement de parole : par l’étirement des muscles de mon visage, je dis déjà quelque chose à l’autre. Le sourire est une parole dirigée vers l’autre qui attend en réponse son propre sourire. Sourire à l’autre est ainsi à la fois ouverture à l’autre et communion avec l’autre, où nous nous sourions l’un l’autre. Le sourire authentique brise ainsi nos égocentrismes en nous ouvrant à ce qui nous entoure.
Le sourire est dirigé vers autrui, mais dans le même temps me dévoile.
Il « illumine mon visage » parce qu’il vient du dedans, du plus profond de mon être. Le sourire authentique et spontané n’est pas qu’une attitude corporelle ; il est une posture du corps qui donne accès à une intériorité.
Je peux aussi sourire lorsque je suis seule, de la simple jouissance de ce qui m’entoure : lorsque le soleil caresse ma peau, je ferme les yeux, et je souris. Le sourire est alors ici non pas présence à un autre, mais présence à ce que je vis, à ce qui est autour de moi.
Faut-il « garder le sourire » ?
Pour faire simple, le sourire authentique et spontané est ouverture à l’autre et dévoilement de soi. Il est comme une porte, par qui l’autre devient accessible, et par qui je deviens moi-même accessible à l’autre. Mais cette porte n’a pas à être toujours ouverte : je ne suis parfois pas disponible à la relation avec l’autre. Parfois je suis triste, fatiguée, déprimée, ou même occupée. Sourire dans cet état peut être grandiose – je laisse ma tristesse au vestiaire, et je me présente disponible à mes élèves, à mes patients, à mes enfants en leur souriant.
Il nous faut nous autoriser à ne pas sourire pour être plus authentique.
Chercher à garder le sourire ce n’est pas se planter devant sa glace pour s’entraîner à être plus convaincante, ou se prendre davantage en selfies pour vérifier l’image que nous renvoyons de nous-mêmes. Ce sourire que l’on garde n’est que le fantôme du vrai sourire.
Alors, autorisons-nous à ne pas sourire, pour arracher ce masque que nous mettons trop sur nos lèvres. Garder le sourire ce n’est pas adopter la posture corporelle du sourire, c’est s’autoriser à s’ouvrir à autrui et à se dévoiler – ce qui suppose aussi de parfois pouvoir pleurer.