Nous ne nous sommes jamais raconté de salades. La première fois que Chéri et moi nous sommes rencontrés, j’étais dans la rue et je serrais dans ma main la menotte de ma petite Poupette, 6 ans, brune aux joues rondes. C’est ainsi qu’on a commencé à se dragouiller, avec cette vérité toute nue fièrement arborée en bandoulière : on avait déjà des gosses. Le sien, je l’ai vu la semaine suivante : Loulou, un blondinet de 5 ans aux grands yeux clairs, avec un air d’angelot.
Les choses étaient donc clairement posées :
Nous étions parents, chacun, d’un enfant issu d’un premier mariage, avec un ou une ex dans le paysage.
Notre histoire a débuté sous les auspices d’une sortie au zoo de Thoiry, afin d’amadouer la descendance bilatérale, et s’est poursuivie par des sorties-goûter au parc et des soirées dessins animés sur le canapé. Oui, ça calme. Ça vend moins du rêve que de raconter que nous sortions dans des bars jusqu’au petit matin et rentrions à l’aube, enlacés, contemplant le lever du soleil depuis le Pont Neuf.
Mais voilà ! Telle est notre histoire, qui a commencé non pas à deux, mais à quatre, puis s’est poursuivie à six avec les naissances de Chaton et Lapin.
Lors de notre rencontre, nous avions déjà passé plusieurs années en tête-à-tête avec notre aîné respectif.
Tu vois où je veux en venir : on avait déjà des sacrées habitudes de couple mère/fille ou père/fils. Et, qui dit passage à une vie de famille recomposée, dit aménagements, compromis, efforts, tous ces mots qui normalement ne surviennent qu’au bout des 3 années de passion amoureuse, quand l’ardeur pâlit.
Nous, on a été mis dans le bain tout de suite.
« Euh… mon chéri… t’es sûr que c’est normal que tu lui fasses un biberon la nuit ? Il a bientôt six ans, non ? Ah… t’es certain ? Bon… » et je rongeais mon frein en pestant contre cet enfant qui, malgré sa bouille de chérubin, me pourrissait mes nuits en hurlant à la mort comme un nourrisson de quelques mois. Et aussi contre cet homme qui, pour adorable qu’il fût, se révélait être un père laxiste et soumis (oui, j’avais des idées très arrêtées sur beaucoup de choses, à l’époque).
Je me souviens d’un trajet en voiture d’une heure, où Loulou, rouge de colère, tapait une crise épouvantable car il voulait impérativement boire, là, tout de suite, maintenant, alors que nous étions partis depuis quarante minutes et qu’il n‘était pas guetté par la déshydratation. C’était au mois de novembre, tu vois ? Temps gris, ciel bas, température frisquette. Juste, il voulait boire pour tuer le temps. Son père, les mains crispées sur le volant et la sueur perlant aux tempes, était d’avis de s’arrêter dans la première station service pour acheter à prix d’or une bouteille d’Evian. J’étais d’avis de terminer les vingt minutes de route et d’hydrater Loulou à l’arrivée chez nos amis :
conflit éducatif majeur.
(Si tu te poses la question, sache que c’est moi qui ai remporté cette manche. Et Loulou a survécu à cette épreuve digne d’un Koh-Lanta saharien.)
Chéri, de son côté, me regardait en écarquillant les yeux quand je répondais à Poupette que je n’étais pas disponible tout de suite pour jouer, ou que je mettais un terme au rituel d’endormissement, quand après la 5ème histoire, je commençais à me lasser. « T’es dure quand même, non ? La pauvre, regarde, elle a l’air toute triste ! »
Poupette excellait dans l’art de me regarder avec des yeux de cocker, et articulait d’une petite voix tremblotante : « aujourd’hui, je trouve qu’on n’a pas passé beaucoup de temps ensemble, maman », après une après-midi entière consacrée à faire des gâteaux, de la peinture, de la pâte à modeler et à nous déguiser. J’estimais avoir beaucoup (trop) donné de moi-même sur le grand autel du sacrifice maternel.
Mais pour mon Chéri, la seule mesure possible était le don total.
Forcément, je lui répondais : « N’importe quoi, je ne suis pas dure, je mets des limites, c’est tout. Toi par contre, c’est bien simple : Loulou te mène par le bout du nez. Si, par le bout du nez. SI JE TE DIS, on se demande qui est l’adulte parfois, je te promets, je ne suis pas sûre que ce soit toi. »
S’en suivaient, bien entendu, de copieux tirages de gueule bilatéraux, avec guerre froide, tentative de pourparlers, reprise des escarmouches, « Franchement, si tu continues comme ça, il va devenir infernal », « Tu fais bien comme tu veux avec ta fille, mais moi je ne suis pas d’accord », « Sérieux mais on peut pas avoir une soirée tranquille, décidément », « Tu devrais y aller, elle avait l’air pas très bien en rentrant de l’école », « Arrête d’aller le voir tout le temps, tu l’empêches de s’endormir et à ce rythme-là tu lui tiendras encore la main quand il aura 16 ans (spoiler : non) ».
Bref, tu l’auras compris : dans une famille recomposée, la première cause de conflit et de potentielle rupture, c’est l’enfant de l’autre.
Cet enfant-là, qui n’est pas le tien.
Celui dont tu n’as pas rêvé 9 mois durant, celui que tu n’as pas bercé tendrement quand il était minuscule et sentait le lait, celui dont tu n’as pas caressé les cheveux de soie. Celui qui est, et qui reste, l’enfant de l’ex. Celui qui est la marque vivante que la personne que tu aimes, et avec qui tu fais ta vie, a eu une autre vie avant toi, a aimé une autre personne avant toi, et surtout l’a aimée suffisamment pour avoir un enfant avec elle, avant toi.
J’aurais certainement mieux supporté les mêmes caprices venant de ma propre enfant. Avec elle, j’avais l’indulgence d’une mère, l’intuition et la compréhension de ce qu’elle ne disait pas, les excuses à ses comportements pas toujours parfaits.
Pour lui, mon beau-fils, cela m’a demandé beaucoup d’efforts.
Encore maintenant, plus de 10 ans après, je me rends bien compte que j’ai l’œil vif quand il s’agit de voir les qualités de ma fille, et les défauts de mon beau-fils. Je me dis, « pour une adolescente, elle est vraiment super chouette et serviable ». Et parfois, je me dis aussi : « Mais j’en peux plus de cette grande saucisse d’adolescent, il ne fout jamais rien, il a l’énergie d’un concombre de mer ». Il y a du vrai dans chaque assertion. Mais il y a du faux, aussi.
Ma fille est bordélique, alors que mon beau-fils est très ordonné.
Ma fille est moins proche de ses petits frères, alors que mon beau-fils passe beaucoup de temps à jouer avec eux. Chacun a de grandes qualités, mais cela me demande plus d’efforts de voir celles de Loulou que celles de Poupette, qui me sautent aux yeux. La réciproque est vraie pour mon mari. Nous avons la chance d’avoir osé nous le dire très vite, et d’être conscients, chacun, de ce biais dans nos jugements respectifs sur nos enfants.
Encore maintenant, il nous arrive de nous disputer car nous éprouvons un sentiment d’injustice lié à la répartition des tâches effectuées par nos enfants, répartition compliquée par la différence de rythme dans leur présence respective chez nous. Le sentiment d’injustice est encore amplifié quand on a moins les coudées franches avec l’enfant de l’autre qu’avec le nôtre, car on a peur de le blesser, de créer du ressentiment et de fragiliser l’équilibre patiemment construit.
Comment parvenir à l’égalité quand un enfant est présent une quinzaine sur deux et l’autre tous les week-ends ?
Nous n’avons pas trouvé de recette magique.
À toi qui vis avec un bel-enfant, je n’ai pas vraiment de conseil à te donner, car chaque situation est très particulière. J’ai bien conscience de la chance que j’ai : mon conjoint me soutient globalement quand il y a des divergences (pas toujours non plus, hein !) et mon beau-fils est un très gentil garçon. Mais voici quelques idées qui me semblent importantes à garder en tête quand on est belle-mère :
- Accorder ses violons éducatifs
C’est une évidence pour un couple “classique”, mais ça l’est encore plus quand chaque enfant a déjà des habitudes et vit selon d’autres règles encore quand il est chez son autre parent. Nous avons trouvé un compromis acceptable pour chacun d’entre nous sur les heures de télé autorisées. Mon mari a appris à lâcher sur le désordre de ma fille, tant qu’il se cantonne à l’intérieur de sa chambre, et j’ai lâché sur le fait d’imposer à mon beau-fils de manger de tout aux repas. Et devine quoi ? 10 ans plus tard, elle devient ordonnée, et lui mange de tout. Se bouffer le nez en (belle-)famille pour des problématiques qui passent naturellement en grandissant n’a absolument aucun intérêt.
- Dans la mesure du possible, ne jamais dire du mal des ex devant l’enfant.
À défaut d’en parler positivement, rester neutre. Ce n’est pas évident, cela dépend du contexte de la séparation et de la rencontre, des relations que l’on a avec l’ex, et cela oblige à avaler beaucoup de couleuvres, mais quand c’est humainement possible, cela en vaut la peine. Cela implique de renoncer à notre désir de montrer à notre ex que nous avons raison, de faire le deuil que nous arriverons à le convaincre de notre bonne volonté / de nos qualités.
- Ne jamais obliger son bel-enfant à avoir un comportement affectueux avec soi :
Nos beaux-enfants ne nous ont pas choisie, nous nous sommes imposée à eux. Ils nous doivent le respect, mais rien de plus. Une bonne ambiance familiale suffit à mettre de l’huile dans les rouages, l’affection vient avec le temps.
- Accepter ce que le conjoint peut avoir à nous dire concernant notre enfant,
et réciproquement, trouver les mots diplomatiquement acceptables pour exprimer des critiques sur son enfant. Et très souvent, se taire. C’est sacrément difficile, de ne pas intervenir. Nous y avons chacun employé des trésors de patience (et de mâchoires serrées, aussi.)
- Traiter tous les enfants pareil
Nous n’avons jamais fait de distinction — ou plutôt, nous avons fait de notre mieux pour ne pas en faire — entre les enfants. Nous leur disons à tous « ton frère, ta sœur ». Pas de demi-frère/demi-sœur chez nous. Ils connaissent très bien leurs liens de sang, mais la réalité c’est que nous sommes une seule famille avec quatre enfants et que la qualité des relations n’est pas hiérarchisée selon le taux de consanguinité.
- Garder des moments privilégiés avec chacun “son” enfant.
Nous avons essayé d’y être attentifs, surtout à des moments où notre enfant nous semblait plus fragile. Cela ne veut pas dire que nous avons vu des effets miraculeux immédiats, mais cela a payé sur le long terme.
- Accepter que cela prenne du temps pour faire monter la mayonnaise familiale.
Passée la petite enfance et ses jeux communs, nous étions assez préoccupés par le fait que ma fille et mon beau-fils ne semblaient pas avoir de relations autres que « Passe-moi le sel » et « C’est toi qu’as encore fini les céréales ? » Nous étions persuadés d’avoir échoué à favoriser entre eux l’éclosion d’une relation fraternelle. Mais finalement, nous découvrons qu’ils passent de nouveau du temps ensemble, s’échangent des messages et semblent heureux de se retrouver.
Petit pas après petit pas, c’est comme cela que nous avons réussi à avancer sur le chemin de la famille recomposée, en acceptant les périodes de découragement, les petits ratages et en nous réjouissant de chaque moment d’harmonie.
Tout n’est pas parfait, nous aurions sans doute pu faire mieux.
Mais je vois surtout ce que nous avons pu éviter : la séparation, à quoi nous aurait mené le parti-pris systématique pour notre enfant.