Ma fille, quand tu es née, j’étais complètement perdue. Heureuse, mais perdue.
Je ne reconnaissais pas cette femme dans le miroir. Je sais qu’on entend ça de la bouche de toutes les jeunes mamans et qu’on se dit toutes que cela ne nous arrivera pas. J’avais de vraies bonnes raisons d’y croire : j’étais déjà en surpoids avant ta naissance et la cellulite et les vergetures avaient pointé le bout de leur nez depuis bien longtemps. Que pouvait-il bien m’arriver de pire ? Pleine de certitude, je me disais que je ne serais pas comme « toutes ces midinettes » qui pleurent leur silhouette en oubliant la beauté de la nature : celle d’un corps qui en a porté un autre pendant 9 mois.
Je ne l’ai pas été. Je n’ai pas pleuré pour ma silhouette.
Mais ce qu’on ne lit pas beaucoup, dans les magazines pour futures mamans, ce à quoi on ne nous prépare pas, c’est que le bouleversement n’a pas toujours lieu dans ton corps. Il peut se produire au plus profond de ton cœur et de ton esprit. Celle que je ne reconnaissais pas, ce n’était pas tant celle qui portait du XL et des gaines pour ventre plat ; celle que je ne reconnaissais pas, c’était la maman au foyer qui s’extasiait devant les crottes de nez, les couches pleines et les petites odeurs de pied de son bébé. Celle-là, elle ne cadrait pas du tout avec la working girl accomplie qui travaillait jadis avec acharnement (plus pour la gloire que pour l’argent), qui pensait toujours à l’intérêt général, qui se dévouait 50 heures par semaine avec le sourire et n’aurait pas été capable de dire quel temps il faisait dehors quand elle préparait un dossier important. Tu dois le savoir aujourd’hui : il fut un temps où ta mère se tordait de douleur, réfrénant son envie d’uriner, par simple souci d’efficacité et de rentabilité au travail. Cette femme-là, il me semblait qu’elle avait disparu le 11 janvier 2020.
Je ressemblais de près à toutes celles que j’avais méprisées parce qu’« elles ne vivaient que pour leur enfant ».
J’en étais, et je ne pouvais le dire à personne. Pire, je devais le nier, jouer les mères détachées, pour garder la face devant le monde d’intellectuels qui m’entourait. Comment leur dire que je me moquais bien que l’anacoluthe soit sous-exploitée en littérature ? Comment oser avouer que je n’étais pas prête à rogner sur le temps que je t’accordais, pour me consacrer à des jeunes en perdition ? PIRE, comment et à qui confier que je préférais rester à la maison avec mon bébé plutôt que de reprendre le chemin du travail ? J’ai cru un temps que c’était une question d’hormones et que je redeviendrais vite moi-même. Alors j’attendais et je tenais très bien mon rôle dans le theatrum mundi.
Néanmoins, plus le temps passait, plus j’étais perdue face à l’étrangère qui était en moi.
Étais-je complètement schizophrène ? Comment avais-je pu subitement devenir le docteur Jekyll de mon Mr. Hyde ? Et puis un jour, j’en ai eu assez de jouer à être une autre. J’ai accepté mon évolution et j’ai compris que j’étais tout cela à la fois, mais pas en même temps.
D’abord j’ai cessé de dire, comme je le faisais souvent par le passé, que je voulais « réussir dans la vie ». J’ai décidé qu’il était préférable de « réussir sa vie ». À tous ceux qui trouvaient que mon ambition avait disparu, j’ai répondu qu’au contraire, elle n’avait jamais été si grande car, si j’avais toujours su comment atteindre mes objectifs professionnels, la recette du bonheur, elle, n’était écrite nulle part. J’assumais de la chercher à tâtons, de la fabriquer progressivement, avec des erreurs, des retours en arrière, des essais vains, des crises de larmes et de grands fous rires. Depuis ce jour, tout ce qui compte pour moi c’est de construire ton bonheur, le mien et celui de notre famille.
Je ne dis pas que cela a été facile. Il a fallu tourner la page sur certaines choses, oser dire que mes projets avaient changé ; il a même fallu se séparer de certaines personnes qui n’étaient pas prêtes à m’aimer telle que j’étais désormais.
Tout le monde n’était pas prêt à accepter la “nouvelle” personne que j’étais devenue, mais moi, je l’étais, et c’était nouveau.
J’ai décidé de rééquilibrer l’emploi du temps de ma vie : moins pour le travail, énormément pour toi et, au fil des semaines et de la compréhension de mes besoins, un peu aussi pour moi : d’abord quelques minutes, puis quelques heures. Je me laissais le temps de savoir ce que je voulais vraiment être et faire.
Alors aujourd’hui je te le dis sans crainte : ne regrette jamais celle que tu as été, mais deviens qui tu es maintenant. Crois-moi, tu n’es peut-être pas celle que tu crois et ce n’est pas grave. Tu te découvriras avec le temps et c’est ça la magie de la vie.
Ce texte nous a été transmis par Aurore, une fabuleuse maman.