« Je pourrai le dire à la maîtresse, qu’on avait un bébé mais que maintenant il est au ciel ? »
C’était un soir de vacances.
Leurs joues étaient rosies par le soleil, et leurs petits mentons imbibés de mousse au chocolat. Pour je ne sais quelle raison, ils avaient enclenché le mode questions existentielles :
« Quand on est mort, on a une maison dans le ciel ? »
« Comment elle fait, la maison, pour tenir dans les nuages ? »
« Il reste combien de calendriers avant que Adelin et moi on soit mourus ? »
Du haut de leurs cinq ans, ils s’étaient mis à philosopher à tout rompre, n’hésitant pas à se taper sur la tête pour obtenir plus rapidement leur tour de parole.
Leur père et moi, on se surveillait du coin de l’oeil. Par l’échange d’un subtil mouvement de sourcils, on a décidé d’un commun accord que c’était le moment.
Quelques semaines plus tôt, sur les bancs froids des urgences gynécologiques, j’avais appris que notre troisième enfant avait déserté mon utérus sans prévenir. (Fausse couche : une toute petite vie)
Évidemment, cette nouvelle ne serait pas facile à comprendre pour nos fils, d’autant plus que leur conception de la mort est en cours de construction.
Oui, les mots peuvent brouiller les fréquences…
Mais pas plus que les silences. De toute façon, à un moment ou à un autre, il faudrait bien leur dire, que « notre bébé » ne sortirait jamais de mon ventre. Une conversation nécessaire, née dans le partage, dans la confiance et le respect, dans le courage de la vérité.
Dans ma tête, j’avais préparé une explication la plus simple et la plus poétique possible : « Les mouches vivent 28 jours. Les éléphants, 60 ans. « Notre bébé » a eu une petite vie. Une toute petite vie. »
Dans les faits, nos quatre yeux d’adultes n’ont pas su contenir l’émotion accumulée derrière nos globes oculaires, comme un torrent derrière un barrage prêt à lâcher pour de bon.
« Je pourrai le dire à la maîtresse, qu’on avait un bébé mais que maintenant il est au ciel ? »
« Mais alors, est-ce qu’on est quand même grands frères ? »
Cette nuit-là, ils débarquent dans notre lit et se rendorment dans nos bras.
Mes yeux restent ouverts, longtemps, ils scrutent le plafond dans la pénombre. Je n’y comprends pas grand chose, au pourquoi du comment la mort, de la souffrance, du deuil, de cette sensation de n’être qu’une feuille emportée par le vent.
Le lendemain, ils ne cessent de mentionner « notre bébé. »
Ensemble, nous décidons de donner un nom à « notre bébé. »
Ce sera Céleste.
Les jours qui suivent, le débat ne fait que gagner en ardeur :
« Comment il s’appelle, déjà, celui qui a eu une toute petite vie ? »
« Stéleste !? »
« Moi je suis sûr que c’est un garçon. »
« Le premier qui est mort, c’est Céleste. Ensuite ce sera Vega — le chien, NDRL. Après ce sera Papa et Maman. Et tout à la fin, nous. »
« Mais on ne sait pas ! Nous, on pourrait avoir un accident de voiture. »
« Mais naaaaaan, nous on sera mourus quand tous les calendriers seront terminés ! »
Et là, sur la banquette arrière de la voiture, ils se remettent à se taper sur la tronche. Et je les sépare au prochain feu rouge, et ne sais pas quoi dire, alors je ne dis rien, et je pense à Céleste, et j’allume la radio.
Elle crache des bruits de guerre, de terrorisme et de tremblements de terre.
Je ne peux pas les protéger de ce monde-là.
Mais au fond, ils sont moins angoissés que moi.
Ils parlent, s’expriment, posent des questions, mettent des mots, débattent. Ils ne savent pas tout, ils ne comprennent pas tout et on dirait que ça ne les dérange pas tant que ça. Comme s’ils savaient appréhender l’angoisse : accepter sa présence, sans pour autant accepter qu’elle les empêche de vivre.
Philosopher en mangeant de la mousse au chocolat, raconter à la maîtresse et aux copains que « Céleste, mon petit frère est mort », frapper son frère jumeau parce qu’il parle trop, balancer une question existentielle en pleine partie de foot, et dans la foulée, tirer une larme à sa mère en affirmant : « on sera grands frères pour toujours. »
Ils m’inspirent à vivre. Pleinement. Les hauts et les bas. Un jour à la fois. Même sans rien y comprendre. Aussi longtemps qu’il me sera donné de le faire.
Et un jour, retrouver Céleste.