Mère de trois enfants, fragilisée par mille questionnements sur ses choix éducatifs et isolée dans une maison en travaux, Aurore ne se méfie pas lorsqu’une inconnue frappe à sa porte. A-t-elle réellement conscience de qui elle a fait entrer chez elle ?
Épisode 4 : Dossier à charge
Il n’y a qu’une possibilité : c’est cette fille qui a effacé l’historique d’appels pour couper toute possibilité de remonter jusqu’à elle. Assise sur mon dessus de lit, je me surprends à faire usage d’un vocabulaire tout droit sorti de House of Cards. Le souvenir du gros 4×4 et de son conducteur singulier vient nourrir ce soupçon déstabilisant :
Cette fille n’est pas celle qu’elle raconte.
Brusquement j’étouffe. Par la fenêtre que j’ouvre en suffoquant, le coulis de la Loire et le piqué des gouttes de pluie sur le toit me parviennent en vagues apaisantes. J’ai toujours aimé le bruit du dehors, clapotis et pépiements, son du vent qui fait bruisser les arbres, clameur des promeneurs qui s’apostrophent sur l’asphalte. J’aime la musique de l’instant, elle ramène les choses à leur juste proportion.
J’aperçois entre les branches nues une tache de couleur : sur le ban de sable qui nous a joué bien des tours lors de nos repérages à la recherche de notre maison de rêve, il y a bien un kayak ensablé.
Je nage en pleine confusion.
Il me reste une piste pour m’assurer que cette fille n’a pas inventé n’importe quoi.
La carte SD. Je la sors de mon roman et l’introduis dans la fente de mon PC. Si la carte est utilisée par une boîte de réalisation, elle en porte probablement une trace, dans son nom, dans le titre des fichiers, sur un document à en-tête… C’est une déception, la carte ne contient qu’une très longue liste de fichiers audio, ce qui corrobore ce que m’a raconté Ophélie. Je double clique sur la première piste et…
… au lieu du chuchotis de la Loire, je perçois une conversation étouffée.
« Mais qu’est-ce que vous cherchez au juste ? À ce que je m’énerve ? Bah voilà, vous avez gagné, je m’énerve. Tout le monde est privé de dessert. Ah, non, faut pas chouiner maintenant, j’avais prévenu. Ras-le-bol. »
À tout hasard, je clique sur une autre, même son grésillant de dialogue un peu acerbe.
« En fait, quand tu dis « je m’en occupe », il faut que je comprenne « ça m’ennuie, je le ferai quand j’aurais le temps » ?
– Tu n’as pas l’impression de dramatiser ?
– Bien sûr. Comme quand je m’inquiète de la maison qu’on va louer pour les vacances de Noël et que rien n’est réservé alors que tu me dis depuis mai que tu gères ?
– Si on sort les vieux dossiers… »
Et lorsque je lance l’avant-dernière, ma nuque se bloque et mon souffle se glace. Je reconnais ces mots.
« C’est merveilleux de voir comme elles sont contentes de vous retrouver. C’est vrai qu’à la maison je n’ai pas le temps de sortir la peinture.
– Vous ne prenez pas le temps. Ça passe vite, cet âge-là, vous verrez ! Et quand vous les croiserez en coup de vent entre deux stages, il sera trop tard pour se lamenter que vous n’avez pas assez profité de leur enfance.
– Sans doute, sans doute. Vous êtes la voix de la sagesse, Nora.
– J’en ai vu, des enfants. Et des parents. Toujours les mêmes raisons, très valables, hein… Enfin, heureusement que Nora est là ! »
Déglutir me demande un effort intense. Je clique sur la dernière piste.
« Tu penses que la maison peut s’écrouler ?
– À cause d’une averse comme… »
D’un coup sec, je rabats le clapet de l’ordinateur.
Mes côtes sont obligées de s’écarter pour me laisser de l’air, mon cœur frappe des coups qui se répercutent jusqu’à l’arrière de mes yeux. Je suis sonnée. Le sens de ces captations m’échappe. Quelle intrusion dans ma vie, dans celle de mes enfants, de ma famille… Et pour quel aperçu tronqué de ce que je suis ! Je n’y entends que mes moments de doute, d’angoisse, de flottement face à mes enfants alors que j’aurais dû être un roc.
Comme si le micro avait cherché ces failles que je déteste tant chez moi.
À bien réécouter ces témoignages volés, les uns à la suite des autres, je vois émerger quelques lignes de force : culpabilité, colère rentrée, méthode Coué, compromis arrachés, mots vifs, épuisement et larmes vite essuyées. J’ai l’impression de tenir entre mes mains un dossier à charge contre… nos tâtonnements de mères et de compagnes. La tête entre les mains, j’essaie d’articuler les différents éléments en ma possession, et le parfum de Brut de Fabergé y tient une place cohérente.
On a voulu récupérer cette carte SD.
On a missionné un type qui pourrait très bien être prognathe et piloter un gros 4×4.
Pour identifier ce « on », je ne dispose pas de grand-chose : le périphérique détecté par mon ordinateur n’a pas de nom. En passant par les paramètres, je trouve tout de même un mot clé : 0112_ONP.
À ce stade, je décroche mon téléphone.
« Chou ? Bien arrivé au boulot ? J’ai besoin de toi, une sorte d’urgence. J’arrive. »
