Mère de trois enfants, fragilisée par mille questionnements sur ses choix éducatifs et isolée dans une maison en travaux, Aurore ne se méfie pas lorsqu’une inconnue frappe à sa porte. A-t-elle réellement conscience de qui elle a fait entrer chez elle ?
Épisode 3: Intrusion
Devant la porte de l’assistante maternelle chez qui j’ai trouvé une place pour Pia et Anna deux matinées par semaine, un pincement me saisit le cœur. Les filles sont si enthousiastes, Pia agite ses orteils potelés dans ses chaussettes à pompon, Anna serre sa nounou comme si elle voulait se fondre dans les replis de chair moelleux qui l’accueillent.
Comme à chaque fois, je croasse la gorge serrée :
« C’est merveilleux de voir comme elles sont contentes de vous retrouver.
– Ah ça, c’est qu’on s’amuse bien toutes les trois. Ce matin c’est pâte à sel ! »
Que mon rire sonne faux. Bien sûr, je suis ravie que mes filles ne rechignent pas à se laisser garder…
… mais je ne peux m’empêcher de me fouetter intérieurement.
Je suis incapable de m’assoir et de modeler, peindre, découper aux côtés d’Anna ou de Léon qui geignent souvent qu’ils s’ennuient tandis que je plie du linge ou que j’épluche les newsletters professionnelles pour me tenir un minimum au courant. Dans ces moments-là je me sens couler dans un désespoir qui me prive d’énergie, à coups de « c’était bien la peine d’avoir trois enfants si tu n’aimes pas jouer avec eux« .
Non, je n’aime pas jouer avec mes enfants, j’ai toujours mieux à faire, soit pour que la maison tourne, soit pour grappiller quelques instants précieux de lecture, mon puits de ressourcement.
Renoncer à m’occuper de l’une produit le chaos, me priver de l’autre nourrit l’amertume.
Je n’ai pas encore résolu ce dilemme et je vois les mois filer sans avoir pris le temps une seule fois de faire un puzzle avec les enfants.
Est-ce qu’ils m’en voudront plus tard ?
Est-ce que je sape le merveilleux de leur enfance en les privant de ça ?
Comment savoir ?
On n’est jugés qu’une fois que le mal est fait, c’est tellement compliqué de jauger soi-même.
Pour le moment les puzzles sont dans les cartons, ce qui m’autorise un soupçon d’indulgence envers moi-même.
Sur le chemin du retour, alors que Léon est à l’école et que j’ai devant moi quatre heures de silence, je repense à cette rencontre étrange de la veille. Mon mari ne s’est étonné de rien, il lui arrive souvent de rencontrer des gens farfelus et il ne voit le mal nulle part. Même lorsque je lui ai parlé de l’assistant-barbouze, il n’a pas tiqué. Moi j’ai trouvé ça un peu dissonant.
La carte SD que j’ai retrouvée me sert de marque page dans le roman que j’ai poursuivi hier soir.
Je compte appeler le contact d’Ophélie tout à l’heure pour la lui faire parvenir. Avec un peu de chance, on me proposera de venir la déposer sur le lieu du tournage et je pourrais m’accorder une heure de récréation pour observer le balai des acteurs, techniciens, éclairagistes et managers de plateau.
L’allée de la maison s’est creusée de trous avec l’afflux d’eau de la veille.
Mon homme est parti tôt, je vais retrouver ma maison vide et sa pile de cartons en attente.
Aussitôt la clé tournée dans la serrure, je suis assaillie par une impression singulière. Dans l’air flotte un parfum qui me ramène des années en arrière. Je reconnais l’odeur du déodorant de mon amoureux lorsque je l’ai rencontré et qu’il s’aspergeait de cet aérosol vert sapin. Un condensé d’essences viriles, à ses yeux, que j’ai mis de longs mois à lui faire abandonner.
Quelqu’un est entré ici.
J’hésite entre sortir appeler mon mari, sachant que je ne réussirai qu’à le faire paniquer dans les bouchons qui plombent le périphérique de Tours, et m’armer du tisonnier pour explorer la maison. Quelque part en moi quelque chose se durcit et j’empoigne la longue tige de métal qui me noircit aussitôt la paume. Il n’y a chez nous ni rideaux ni dressing où se cacher, la cave est toujours verrouillée en attendant qu’on y installe un escalier digne de ce nom. Les chambres sont désertes, je vais même jusqu’à vérifier la douche.
Rien. Une fois assise sur mon lit, je me raisonne. Cette odeur, je l’ai rêvée, un peu comme un écho à de lointains souvenirs éveillés par autre chose. J’ai le cœur au bord des lèvres et dépense une certaine énergie à me moquer de moi-même. Peut-être que la maternité n’a pas développé chez moi l’amour des puzzles, mais elle a fait de moi cette femme qui empoigne un tisonnier. Je soupire, pas peu fière d’avoir trouvé en moi ce courage de lionne que je ne me connaissais pas. Sur ma table de nuit, la couverture de mon roman noir me fait de l’œil : j’ai dû me laisser influencer par l’ambiance oppressante du dernier roman de Sonja Delzongle dans lequel j’ai glissé la carte SD d’Ophélie en guise de marque page. Je vais l’appeler tout de suite pour la lui rendre, il me suffit de joindre la personne qu’elle a contactée hier soir depuis mon téléphone.
Vide. L’historique est vierge.
Par une manipulation que je suis bien incapable de faire, toute la liste des appels passés depuis mon mobile a disparu.