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Une étrange inquisition, épisode 2 : Ouvrir sa porte aux inconnus

Agathe Portail 23 octobre 2023
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Mère de trois enfants, fragilisée par mille questionnements sur ses choix éducatifs et isolée dans une maison en travaux, Aurore ne se méfie pas lorsqu’une inconnue frappe à sa porte. A-t-elle réellement conscience de qui elle a fait entrer chez elle ?

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Épisode 2 : Ouvrir sa porte aux inconnus

Dans l’embrasure de la porte, je découvre un visage androgyne masqué par de longs cheveux trempés qui gouttent sur un trench bleu marine. L’espace d’un instant, je songe à ces contes qui démarrent par l’arrivée d’une princesse ruisselante à la porte d’un château où l’attend un prince célibataire. 

« Pardon, j’ai… je me suis échouée sur un ban de sable et votre ponton était le plus proche, j’ai pensé que… Est-ce que je peux passer un coup de téléphone ? Je n’ai plus de batterie. »

A priori, la jeune femme ne semble ni armée ni malveillante.

J’ouvre plus largement la porte et me laisse quelques secondes pour jauger l’inconsciente qui navigue sur la Loire une nuit de novembre. Elle se laisse observer, les yeux mi-clos et la lèvre bleuissante. Dans son dos je distingue un sac à dos de photographe. Si elle a traversé le bras de Loire qui nous sépare du ban de sable que je connais bien, elle l’a probablement porté à bout de bras au-dessus de sa tête. Heureusement, ce n’est pas profond.

L’angle volontaire de son menton et son large front bombé lui font un physique atypique. Même si la maison n’est pas encore le cocon que j’espère créer, j’ai l’esprit de nid et n’aime pas faire entrer chez moi quelqu’un que je n’ai pas invité. Quelque part dans ma tête résonne la voix de mon amoureux qui me répète souvent qu’un foyer vivant est un foyer ouvert. Je m’efforce de ne pas laisser mon instinct de repli prendre le dessus systématiquement.

Elle attend, le dos fouetté par le vent humide et je finis par la laisser pénétrer à l’intérieur de mon foyer.

« Bien sûr. »

Elle entre sans un regard pour les pots maculés de peinture empilés au pied de l’escalier. L’échafaudage de cartons et la poussière de plâtre qui couvre le sol lui sont indifférents et je me prends à me détendre imperceptiblement. Avec hésitation, elle saisit mon téléphone et marmonne un merci. Ses longs doigts pâles sont fripés et blanchis à force d’être mouillés, ses ongles virent au violet et je sens qu’elle n’est pas loin de l’hypothermie. Après quelques mots rapides échangés avec son interlocuteur, elle éternue puis me rend mon téléphone. 

« On vient me chercher dans vingt minutes. »

Alors qu’elle fait mine de ressortir dans la nuit, je l’attrape par un pan de son trench.

Un geste qui m’échappe complètement.

« Vous n’allez pas rester dehors trempée comme ça. Attendez à l’intérieur. Et retirez vos vêtements mouillés, je vous apporte une serviette. »

Lorsque je monte à l’étage chercher un vieux sweat et de quoi essorer ma visiteuse, j’entends un ronflement léger. Mon époux s’est endormi dans le lit des enfants, le livre de contes posé sur l’estomac, Léon lové contre lui. 

Dans ma cuisine orangée, je laisse mon invitée troquer son haut trempé contre mon sweat d’étudiante tandis que l’eau bout. Alors qu’elle se tient les doigts serrés autour de la tasse fumante que je viens de déposer devant elle, je tente de la faire sortir de son mutisme grelottant.

« En kayak sur la Loire en novembre ? Vous n’avez peur de rien… 

Je prends des sons.

Vous…

Je capte des sons de fleuve, chants d’oiseaux nocturnes, bruissement d’herbes… On m’emploie sur un film et on s’est aperçu en visionnant les rushes qu’il y avait des bruits parasites qui avaient échappé à l’ingé son. Donc je refais une captation. Il ne faut aucun bruit de moteur, d’avion, de rien. C’est pas simple. »

De fil en aiguille, j’apprends qu’elle s’appelle Ophélie.

Ses longs cheveux et ses yeux transparents prennent un sens shakespearien. L’ingénieur son qui la forme s’est fait une joie de l’envoyer sur la Loire pour rattraper une scène tournée deux jours plus tôt. Petit budget, petit film, il n’en reste pas moins que je bois les paroles de cette fille qui m’ouvre une fenêtre sur un monde que je n’aurais jamais imaginé côtoyer. La buée s’accumule sur les carreaux alors que je remplis une deuxième bouilloire. 

« Et dans votre sac, c’est un micro, alors ?

C’est ça. 

Le cinéma… Ça me fait rêver… Vous accepteriez de me montrer ? »

Elle hésite, mais se sent certainement redevable.

Pour la première fois, je ne me liquéfie pas devant la réticence de mon interlocuteur et j’attends en souriant. Après tout, elle porte mon sweat et boit dans ma tasse, elle ne va pas me refuser cette petite joie. Finalement, avec les adultes je suis bien plus sûre de ce que je dois ou peux faire qu’avec mes propres enfants. Après un rapide coup d’œil sur ma pendule de cuisine, elle se résout à ouvrir son sac. Elle en sort un micro poilu, un autre qui ressemble davantage à un pistolet et une parabole transparente. Pendant que j’observe avec des yeux gourmands ces objets exotiques…

… je la vois du coin de l’œil retirer d’un lecteur plat une carte mémoire qu’elle glisse dans une poche.

Tandis qu’elle m’explique patiemment de sa voix éraillée l’utilité de ces petits bijoux de technologie, le son d’un moteur à l’approche lui fait dresser l’oreille. Elle se dégage de sa chaise à une vitesse étonnante, range en deux mouvements le matériel étalé sur la table de la cuisine et récupère son manteau trempé sur le pommeau de la rampe. 

« Mon assistant est arrivé. Merci pour tout.

Et mon sweat ?

Ah. »

Elle n’attend même pas que je me détourne pour faire l’échange et enfile son pull trempé.

Une énergie dense se dégage de sa petite personne, je reconnais à peine la jeune fille dégoulinante qui a frappé à ma porte. Elle attrape la lanière de son sac et se glisse par la porte ouverte. J’aperçois dans la lumière trouble de la nuit striée de pluie la silhouette d’un 4×4 conduit par un type prognathe à la carrure impressionnante. Ophélie claque la portière aux vitres teintées et l’engin redémarre en un crissement agressif. L’instant d’après, l’allée est déserte. S’il ne restait pas sur ma table une tasse de verveine citron fumante, je pourrais croire que rien n’a existé.

Le pas maladroit de mon amoureux retentit au-dessus de ma tête.

Il apparaît dans l’encadrement de la porte, l’œil ensablé et le cheveu froissé.

« Tu comptes sortir courir ? me demande-t-il, le doigt pointé sur le sweat que je serre dans ma main gauche.

Absolument ! »

C’est alors que de la poche ventrale tombe un petit rectangle de plastique qui rebondit sur le carrelage. On dirait une petite carte de stockage de données. Une micro SD.

À suivre ! Découvrir tous les épisodes.



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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

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