Mère de trois enfants, fragilisée par mille questionnements sur ses choix éducatifs et isolée dans une maison en travaux, Aurore ne se méfie pas lorsqu’une inconnue frappe à sa porte. A-t-elle réellement conscience de qui elle a fait entrer chez elle ?
Épisode 1 : Un visage à la fenêtre
La pluie de novembre fouette les carreaux avec une violence soudaine. Mes deux enfants, qui empilent les kaplas sur le sol de la cuisine, lèvent la tête, inquiets.
« Tu penses que la maison peut s’écrouler ? »
Je pose l’éponge sur le bord de l’évier et me tourne vers eux, les deux poings sur les hanches et le nez froncé :
« À cause d’une averse comme celle-ci ? Certainement pas ! On pourrait plutôt imaginer… (et je baisse la voix, l’air mystérieux) on pourrait imaginer que l’eau monte et que la maison se met à flotter. On pourrait naviguer en dirigeant la maison depuis le toit ! Toi, Léon, tu regarderais au loin et tu nous crierais par la cheminée les instructions.
– Virez à bâbord ! s’écrie Léon, ravi du rôle que je lui prête.
– Et moi, je fais quoi, moi ? demande Anna.
– Toi tu sors les draps des lits par les fenêtres pour faire les voiles. Et tu mets du bois dans la cheminée pour qu’on avance plus vite », répond son frère, avec ce chuintement que j’adore et que la maîtresse me conseille de corriger au plus vite grâce à l’intervention d’une orthophoniste.
Je les sens soulagés de voir que la situation n’est pas suffisamment grave pour que je perde mon goût pour l’imaginaire.
La vérité, c’est que je connais à peine cette maison,
que le couloir est envahi de cartons et que les émanations de peinture fraîche peinent à lutter avec l’odeur d’humidité qui monte des murs. Ce déménagement sur les bords de Loire est une aberration, ce chantier, un délire et ma petite maison de ville me manque. J’ai dit oui, c’est vrai que j’ai dit oui : faisons cette folie, quittons la ville pour nos enfants, toi et moi main dans la main pour leur offrir l’enfance que nous avons reçue. Et me voici à nettoyer les casseroles dans une maison glaciale, avec mes deux petits et un nourrisson qui me réveille quatre fois par nuit, en attendant mon mari qui met trois quart d’heure pour rentrer le soir. À peine plus que pour traverser Tours, m’avait-il soutenu. Mais la distance psychologique n’est plus la même et je me sens tellement seule à la barre en l’attendant que je lui en veux d’avoir obtenu mon accord.
La tour s’écroule et je fais un bond.
Le rire en grelot de mes deux rouquins ramène un peu de chaleur et de lumière dans la cuisine et je fais mousser mon éponge avec un regain d’énergie. Ils perçoivent certainement la flamme vacillante de mon enthousiasme pour cette nouvelle maison, eux qui ont laissé derrière eux les repères et les amis de leurs premières années. Je me sens le devoir d’être joyeuse et pleine d’entrain pour eux. Si seulement j’étais certaine que c’est la chose à faire : sourire même si c’est un peu jaune. On nous répète tellement par ailleurs que les enfants sentent tout, qu’on leur doit la vérité… Même la vérité qui insécurise ?
L’ampoule nue qui pend du plafond grelotte sous l’effet d’un courant d’air insidieux.
Deux phares trouent la nuit et s’engagent dans l’allée qui mène à la maison. C’est le retour de l’époux. Les enfants sautent sur leurs pieds et agitent leurs petits mollets dodus jusqu’à la porte d’entrée. Je plaque sur mon visage un sourire de bienvenue, d’autant que je suis profondément heureuse de voir entrer mon mari qui emplit la maison de sa voix de ténor et de son odeur du dehors. Je refuse d’être de ces femmes qui font payer cher un oui qu’elles ont offert par amour.
« Qu’est ce que c’est chouette de vous retrouver tous blottis dans la cuisine. On dirait une famille souris ! tonne mon amoureux en m’embrassant dans le cou, un enfant sous le bras et l’autre accroché à la jambe. Le souriceau dort ?
– Oui, pour mieux faire la java cette nuit…
– Tiens, mon Aurore. »
Mon mari me colle dans les bras une brassée d’anémones du japon.
« Je sais que c’est dur d’emménager dans une maison en travaux. »
Les larmes me montent aux yeux, le nez me pique, c’est idiot, il va croire que j’ai le cœur gros. Je ravale mon sanglot et me niche dans son col de chemise. Alors que j’aimerais tant m’affaisser et lui dire que oui, c’est dur, les enfants toute la journée, mon congé parental qui me semble interminable, cette maison qui ne m’aime pas, je lui chuchote que tout va bien, qu’on a de la chance de réaliser notre rêve de grande maison familiale, que les travaux ne dureront pas toujours. Avec un gros baiser sonore, mon Amour s’arrache à mes bras pour se tourner vers les deux petits.
« Et pour cette affreuse ampoule qui nous fait des têtes de zombie, vous savez ce que j’ai apporté ? Une boule magique ! »
Sous les yeux émerveillés des enfants, il déploie une lanterne japonaise qu’il accroche sur l’ampoule.
« En attendant la suspension qu’on a commandée. »
Instantanément, la cuisine se pare d’une lueur orangée qui adoucit tout. J’ai un mari magicien. Est-ce qu’il se pose autant de questions que moi sur la « bonne » manière de s’y prendre avec eux ? Il a l’air de tout faire à l’instinct, et ça marche.
« Je file coucher les monstres. Tu as dîné avec eux ?
Je t’attendais.
T’es chou. Je ne ferai pas long feu ce soir : clôture d’appel d’offre, je suis rincé. »
Dès Léon et Anna sortis, la pièce retrouve un calme étrange.
La lumière chaude qui baigne le plafond me projette dans une autre dimension et je vois pour la première fois la maison telle qu’elle peut devenir. Une petite fleur d’espoir s’épanouit au creux de mon estomac et je sens qu’il suffit de presque rien pour que l’ensemble de notre changement de vie m’apparaisse sous un jour différent. Alors que j’entends au plafond le pas de mon mari qui course les enfants du lavabo jusqu’à leur lit superposé, je laisse mon regard flotter à travers la fenêtre qui me fait face.
La nuit est épaisse et la vitre criblée de gouttes compactes me renvoie un reflet brouillé.
Soudain, un visage blafard m’apparait derrière les carreaux.
J’en lâche ma casserole qui s’abat au fond de l’évier dans un fracas de métal. L’autre, dehors, sursaute aussi fort que moi et se recule dans l’ombre. Nous n’avons pas de voisin avant deux kilomètres et mon mari est à l’étage. Je ne veux faire paniquer personne et je réprime le cri qui me vient aux lèvres. Le visage s’approche de nouveau, encadré cette fois par deux mains levées en signe d’apaisement.
Le pas hésitant, je me dirige vers la porte d’entrée que j’entre-ouvre :
« Oui ? »