Ma douce petite fille, tu as dix jours aujourd’hui. Je pourrais être tentée de tomber dans le cliché du « merci d’être là », « ta venue nous comble de bonheur », « je n’ai jamais été aussi heureuse que depuis ta naissance ».
Mais en réalité, les choses sont bien plus complexes, et ce serait mentir que d’affirmer que je nage dans une mer de petits nuages roses.
Mes sentiments se partagent entre apaisement, soulagement, fierté… et profonde angoisse.
Apaisement, car tu es là, toute belle, en bonne santé. Je retrouve avec toi ces sensations merveilleuses de la chaleur d’un corps de bébé, de l’odeur d’un petit cou dans lequel a coulé un peu de lait en fin de tétée. Je te tiens endormie contre moi et je savoure de bercer ce petit être fragile et doux qu’il m’a été donné de mettre au monde. Tu plonges ton regard gris dans le mien et je m’enivre de ta présence abandonnée et confiante.
Soulagement, car je retrouve tout doucement mon corps après neuf mois particulièrement rudes, entre nausées, fatigue très intense et douleurs permanentes. Je peux enfin rester debout plus de quelques minutes sans souffrir, me tourner dans mon lit, me baisser pour ramasser un jouet, marcher sans avoir l’air d’un canard boiteux. La fatigue se fait sentir, mais elle est tellement plus supportable que celle des dernières semaines de la grossesse.
Car non, ces mois d’attente n’ont pas été un enchantement comme pour mes autres enfants.
Moi qui auparavant « adorais » être enceinte, je me suis surprise plusieurs fois à penser « plus jamais ça ».
C’est ainsi.
Soulagement aussi car ta naissance s’est passée à merveille. J’entretenais toutes sortes de peurs depuis des mois au lieu de croire en moi et de te faire confiance. Des nuits d’insomnie à imaginer le pire… pour un accouchement de rêve.
Fierté enfin, car si le découragement m’a souvent saisie ces derniers mois, j’ai réussi à te donner la vie.
Mon corps aura souffert, mais il aura tenu vaillamment. Mon mari aura subi les crises de larmes, les crises de nerfs, les crises de colère. Il m’aura vue épuisée, énervée, découragée. Mais il est toujours là, soutien sans failles auquel je dois tant. Je suis fière d’avoir su me déposséder pour traverser ces neufs mois qui me semblaient interminables. Je suis fière de moi, et au combien fière de toi, ma fille, celle que j’attendais tant après avoir eu trois magnifiques garçons.
Apaisée, soulagée, fière.
Des émotions que l’on s’attend à trouver chez toute nouvelle maman. Pourtant, je suis aussi habitée par une angoisse qui va et vient comme la marée, qui me submerge quand vient le soir et que tes pleurs s’ajoutent au fameux tunnel du 18-20 heures. Je suis assaillie de questions vaines et sans réponses :
- « Comment vais-je y arriver ? »
- « Comment allons-nous retrouver un semblant d’équilibre » ?
- « Vais-je parvenir à élever quatre enfants dont l’ainé n’a pas sept ans ? »
- « Comment surmonter la fatigue ? »
- « Comment donner à chacun sa juste place dans notre famille ? »
- « Comment être disponible pour chacun de mes quatre enfants ? »
- « Dans quelles conditions devrais-je reprendre mon travail ? »
- …etc.
Et le plus souvent, sur le coup de 21 heures, quand les garçons sont endormis après un coucher épique et qu’il me faut encore te bercer de longues heures jusqu’à parvenir à t’apaiser, la panique me prend à la gorge :
« Mais pourquoi j’ai fait ça ? Je suis totalement folle et inconsciente. Je n’y arriverai jamais. Je suis dépassée ».
Car oui. Ta venue me chamboule, elle nous chamboule tous.
Elle met en danger l’équilibre que nous avions trouvé, le rythme que nous avions mis en place. Elle nous oblige à nous adapter, à trouver de nouvelles solutions, à accepter que les choses ne seront plus comme avant, plus aussi simples — dans un proche avenir du moins.
Dans les semaines qui viennent, il me faudra, le soir, faire travailler un enfant, en baigner deux autres, préparer un repas, gérer un dîner, lire une histoire, endormir trois garçons un brin excités… comme d’habitude ? Oui, mais avec un bébé dans les bras, qui pleure, tète, digère, et demande lui aussi mon attention. Tout comme avant… avec un petit quelque chose en plus qui met potentiellement en danger ma sérénité.
Et pourtant, une fois la nuit passée, le soleil du matin aidant, je parviens à voir les choses de façon plus lucide.
Cette angoisse, je réalise que je l’ai ressentie après la naissance de chacun de mes enfants. À chaque fois, j’ai été prise de cette peur de ne pas être à la hauteur. J’ai été assaillie de doutes en pensant à l’avenir avec ce petit bébé en plus. J’ai versé quelques larmes au-dessus de son doux visage, fatiguée, découragée par ses pleurs. Je me suis sentie vidée de mes ressources, incapable de donner plus, dépassée par les exigences nouvelles qu’accompagnent une naissance.
Et pourtant… Je m’en suis toujours sortie.
J’ai su nourrir, endormir, soigner, soulager et apaiser mon bébé. J’ai su occuper, surveiller, aimer son ou ses aînés. Avec le temps j’ai su trouver un nouveau rythme qui corresponde à chacun et instaurer un nouvel équilibre personnel, familial, conjugal. J’ai réussi. J’ai gravi la montagne, pas d’un seul coup, mais petit à petit, presque sans m’en rendre compte.
Alors oui. Ma toute belle, tu débarques dans ma vie et cela me bouscule. Mais aujourd’hui je choisis la patience et la douceur envers moi-même pour surmonter ces premiers mois qui me font peur. Je décide de croire en moi, malgré les faiblesses qui sont les miennes. J’accepte que cette angoisse m’accompagne, tout en apprenant à faire confiance à la vie.
Et je me souviens de cette phrase que l’on m’avait dite quand j’attendais ton frère aîné :
« Un bébé, ça vient toujours au monde avec un petit panier rempli de cadeaux et de surprises ».
J’ai hâte, ma jolie princesse, de déballer ces cadeaux et ces surprises que tu as préparés pour embellir notre vie.