Le problème des choses ordinaires, c’est qu’elles cessent au bout d’un moment de nous émerveiller.
Je m’habitue au goût des baisers de mon mari, je m’habitue à la joie de mes enfants, je m’habitue aux babillements de ma dernière, je m’habitue à mon quartier. Ce qui est habituel se transforme lentement mais sûrement en quelque chose d’ordinaire ou de banal, qui perd la saveur de la nouveauté. J’oublie de regarder ces petites choses du quotidien qui me provoquaient une joie folle, lorsqu’elles étaient nouvelles. Et cette indifférence progressive pour ce qui est ordinaire se transforme même parfois en aversion : je peux alors carrément détester ces choses que je vois tous les jours, et j’ai l’impression qu’elles m’enferment.
J’en suis ainsi venue à détester l’espace de jeu qui est à côté de mon immeuble. Lorsque nous avons emménagé dans le quartier, j’étais pourtant trop contente d’y emmener mes enfants : les jeux y étaient tous neufs et variés, le parc arboré et agréable. Mais j’ai fini par le haïr, ce petit parc. Non pas que les jeux soient devenus nuls ou non adaptés à mes enfants. Le problème, c’est tout simplement que j’y ai passé trop d’heures, de jours et de saisons. Voir les mêmes arbres, les mêmes petits cailloux au sol qui rentrent toujours dans mes chaussures et recouvrent toujours tous mes habits d’une fine poussière blanche, à tel point qu’on dirait que j’ai sauté à pieds joints dans un sac de farine. Pousser mes enfants encore sur la même balançoire, ou les regarder une énième fois essayer de grimper sur les gros blocs d’escalade.
Vous me direz que je n’ai qu’à changer de parc, et vous n’aurez pas tort.
Peut-être même que je peux déménager, ça me fera un peu d’air frais. Mais quand ce sont mes enfants qui me sont devenus tellement ordinaires que je ne peux plus les voir, même en peinture… Qu’est-ce que je peux faire ? Ne peut-on être guéri de l’indifférence ou de la nausée que provoque l’ordinaire qu’en s’engouffrant sans cesse dans une escalade de nouveautés ?
Charles Baudelaire, dans son recueil de poèmes des Fleurs du mal, présente le poète comme un alchimiste :
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », dit-il.
Le poète est ainsi celui qui transforme quelque chose d’aussi banal et insipide que de la terre collante, salissante et souvent malodorante en matériau le plus précieux. Par quel enchantement cette transmutation est-elle possible ? Comment quelque chose qui peut être sans intérêt ou horrible à regarder peut-il, par le talent du poète, devenir beau ou fascinant ? La voilà, la précieuse magie de l’alchimiste : transfigurer les choses !
Par la puissance et la beauté des mots, le poète a la capacité de révéler la beauté cachée des choses. Le trait distinctif de l’artiste, nous dit le philosophe Maurice Merleau-Ponty, c’est d’avoir « le don du visible » (L’Oeil et l’esprit). Il est celui qui a appris à voir le « jamais vu » dans ce qui est sous ses yeux, qui est « entré en possession de sa vision ».
Je ne suis pourtant pas aveugle et, Dieu merci, je vois très bien. Pourquoi donc Merleau-Ponty dit-il que seul l’artiste sait réellement voir ? C’est que d’ordinaire, nous ne faisons que passer devant les choses, nous les regardons seulement en fonction de ce qu’elles nous permettent de faire. Je regarde la table pour ne pas m’y cogner les orteils ; je regarde la casserole pour que les champignons ne crament pas ; je regarde le verre pour ne pas verser l’eau à côté ; je regarde mes enfants pour surveiller qu’ils ne tombent pas du haut des blocs d’escalade.
Nous voyons les choses, mais sans les regarder pour elles-mêmes.
L’artiste, lui, nous dit Merleau-Ponty, est celui qui sait regarder la poêle pour elle-même, le verre sur la table pour lui-même. Il est celui qui arrive à vraiment voir les choses, pour en révéler l’invisible caché. « C’est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d’espace, de couleur » (Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit).
Personnellement, il se trouve que je peins très mal et que je ne suis pas du tout poète. Mais par contre j’ai des yeux et je peux les exercer à regarder vraiment ce qui m’entoure. Si je ne suis pas capable d’en faire ensuite un sonnet ou une toile, ce n’est pas très grave. Je peux regarder le verre posé sur la table, et admirer les rayons du soleil qui se réfractent dans ses imperfections. Je peux regarder mes enfants, et jouir de les voir si audacieux, si grands : je peux regarder ce petit pied qui s’élance au-dessus du berceau, dynamique et joyeux, si potelé et si mignon. Je peux écouter ces gazouillis si attendrissants de mon bébé qui découvre sa voix, ou les rires de mes aînés qui jouent dans leur chambre, ou le merle qui se pose près de ma fenêtre et entonne son chant si pétillant.
Je peux considérer ma vie en artiste,
autrement dit je peux être attentive à ce que j’aperçois par mes cinq sens, pour en goûter l’inouï. Alors, je n’ai plus besoin de changer de parc ou de quartier : en m’entraînant à vraiment regarder et goûter ce que je regarde, j’ai moi aussi le pouvoir de transformer la boue en or. L’or d’ailleurs ne tombe pas du ciel emballé dans un papier cadeau : il se trouve caché au milieu de cailloux sans intérêt ou dans la boue formée par le lit d’une rivière. Pour trouver de l’or, il faut donc oser se pencher sur notre quotidien et prendre le temps de passer la terre et les cailloux à travers notre tamis intérieur, pour y trouver le précieux métal.
Et toi, Fabuleuse en or, parviens-tu à regarder dans ta vie ce qui te paraît être de la boue, pour y trouver des pépites ? Arrives-tu à regarder d’un regard neuf et émerveillé les petites choses de ton quotidien ? Deviens artiste de ta propre vie ! Tu la trouveras belle même dans ce qu’elle a de de plus ordinaire.