Retour à la maison après une (très) longue journée de travail et de trajets. Au moment où je mets la clé dans la serrure, je dresse l’oreille : des éclats de voix se font entendre jusque sur le trottoir.
- C’est officiel : la 167ème dispute de la journée entre les deux garçons est en cours.
- C’est officiel : je n’ai pas franchement envie de pousser la porte, d’écouter la litanie de leurs plaintes (“C’est pas moi qu’ai commencé, je te jure !” / “Il m’a encore tapé !”).
J’entre à pas de loups dans la maison, pour avoir simplement le temps d’enlever mes chaussures, d’accrocher ma veste sur le porte-manteau et de poser mes sacs.
“Mamaaaaan !”
Numérobis déboule dans l’entrée, égal à la tornade qu’il est depuis ce matin 6h27. Il me saute au cou et me donne un gros bisou bien collant sur la joue.
“J’ai presque fini mon dessert !”
Merci mon chéri, j’avais remarqué…ôte-moi d’un doute, c’est de la crème au chocolat ??
Je pénètre dans la salle à manger et salue la baby-sitter. Tout en écoutant la liste des divers accrochages / désobéissances / bêtises (salle de bain inondée, flacon de gel douche intégralement vidé) qui ont émaillé cette fin d’après-midi, je sens que la tête me tourne.
Vite, un verre d’eau.
Pressée par l’angoisse de tomber dans les bouchons, j’ai oublié de remplir ma gourde en sortant du bureau.
Pas le temps de poser mes fesses sur une chaise et de reprendre mon souffle, la baby-sitter s’en va et ma deuxième journée — que dis-je !? plutôt troisième, en fait — commence. Alors que je débarrasse la table du dîner, mon aîné entreprend de me raconter qu’il a découvert le nouveau modèle de 3008 hybrid sur un parking en rentrant de l’école.
“Elle est équipée du Peugeot i-Cockpit, maman, tu te rends compte ?”
Alors que le lave-vaisselle est rempli, j’entreprends de plier un peu de linge, activité passionnante et bercée, en fond sonore, par le descriptif complet de la nouvelle technologie développée par le constructeur français sur les postes de conduite de ses nouvelles voitures.
J’entends mon estomac m’envoyer des signaux de faiblesse.
Si je grignote maintenant, je n’aurai plus faim pour le dîner. Et puis ça serait trop bête de craquer sur du fromage et du pain maintenant…non ?
C’est l’heure de l’histoire du soir.
Soyons plus précis : des histoires du soir. Confortablement assise dans le fauteuil de sa chambre, je commence le premier livre tandis que Numérobis se blottit contre moi. Je sens sa petite main chaude et un peu graisseuse me caresser le cou. Petit moment de bonheur.
Le répit est de courte durée : l’aîné a choisi d’assister à l’hisoire. Du haut de ses 9 ans, il aime encore m’écouter d’un oreille, ce qui n’est pas du goût de son petit frère.
“Mamaaaan, je veux pas qu’il écoute !”
Respire, Anna, respire !
Les trois histoires sont finies. Je te passe la phase négociation pour ne pas avoir à lire deux livres de Sam le pompier rapportés de l’école. Ce soir, je n’ai pas l’énergie : je me concentre sur les classiques : Poule Rousse et Chat Lune. Je les connais pratiquement par cœur et leur lecture ne me demande pas trop d’efforts.
Une tour de Kapla et une nouvelle dispute au sujet d’une petite voiture plus tard, direction la salle de bains pour le brossage des dents. Évidemment, ils se disputent pour avoir la meilleure brosse à dents, la place en face du lavabo et être le premier à ouvrir leur bouche devant moi pour l’inspection.
J’ai faim. J’ai trop faim.
J’ai vraiment beaucoup trop faim. Faites que leur père arrive rapidement sinon je vais finir par en croquer un. En même temps, si il arrive maintenant, je vais descendre dans la cuisine et vider un paquet de chips en entier. Et je me le reprocherai toute la soirée.
Tout va bien. Plus que 10 minutes et on pourra dîner.
Allongée par terre, j’assiste à la nième descente de petite voiture sur le toboggan du garage Majorette. La tête me tourne. Soudain, les murs tremblent : rien de grave, c’est juste le Fabuleux qui fait son entrée en scène (et qui monte les escaliers quatre à quatre et fait donc trembler les murs de la maison toute entière).
Pas trop tôt !
Un seul regard vers moi lui suffit pour comprendre que j’attends son arrivée avec impatience. “Allez les garçons, c’est l’heure d’aller au lit !”
Et là, toute patience quitte mon corps.
La traditionnelle litanie du pipi / bisou / chanson / câlin / verre d’eau / re-pipi, agrémentée du non moins traditionnel “Maman, tu sais, à l’école, en fait…” : ça fait trop pour moi. J’ai une irrésistible envie de les expédier dans le bras de Morphée et de dire à mon grand :
“Tu me raconteras demain !”
Je n’ai plus une once de patience et sens que la bienveillance, elle aussi, m’a quittée, à mesure que mon estomac atteint une situation de plus en plus critique, symbolisée par les gargouillis. Je distribue les bisous sans grande tendresse et borde les couettes à la hâte.
Et là, sur le palier, entre les chambres des enfants, je l’entends, la phrase :
“Maman a juste très faim, les garçons. Elle doit manger et après elle sera de bonne humeur !”
Une fois redescendue, j’attends l’homme de pied ferme. Le voilà qui entre dans la cuisine.
Là, ça va être sa fête.
Moi, de mauvaise humeur ? Comment ose-t-il ? Après tout ce que j’ai fait aujourd’hui ?
- “Pourquoi t’as dit ça ? C’est n’importe quoi ! Franchement, tu exagères !
- Heu, ben non, pas du tout : tu DOIS manger, c’est aussi simple que ça !
- …
- Le prends pas mal, mais le soir quand t’as faim, t’es hyper agressive. Allez, assieds-toi, je prépare le dîner !”
Il s’éloigne le plus rapidement possible pour démarrer la soufflerie de la hotte et éviter ma riposte sanglante.
En fait, oui, il a raison.
Là, maintenant, tout de suite, j’ai juste besoin de manger.
Quand je rentre après une grosse journée, j’ai certes besoin de repos, mais surtout de remettre du carburant dans le moteur. Après “T’es pas toi quand t’es crevée”, place au nouvel adage des Fabuleuses : “T’es pas toi quand t’as faim”.
Je prends un morceau de pain et remonte leur faire un dernier bisou.
Et toi chère Fabuleuse, es-tu comme moi ?
T’es pas toi quand t’as faim ?