Tableau de maître, épisode 5 : Revanche - Fabuleuses Au Foyer
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Tableau de maître, épisode 5 : Revanche

Agathe Portail 17 juillet 2024
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Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent à proximité… Pourtant, elle traque inlassablement la bonne affaire dans les vide-greniers et autres magasins de seconde main. Un jour, un tableau attire son attention. Serait-ce la pépite qu’elle attendait ?

Agathe Portail écrit des romans publiés chez J’ai lu et Actes Sud ainsi que des romans jeunesse. Elle est également maman de quatre enfants et lectrice assidue des mails du matin. Tableau de maître est sa nouvelle fiction pour les Fabuleuses au Foyer.

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Épisode 5 : Revanche 

Les mots se bousculent dans la bouche de Timéo. Électrisé, il s’assied devant l’écran et saisit la souris. Dans son dos, Julie chuchote, la gorge serrée. 

— C’est lui ? C’est le peintre, non ? Il est quelle heure là-bas, tu crois ?

Timéo pousse un cri de victoire.

– Yes ! Il dit… attends…

« Oh salut Julie,

C’est vraiment passionnant, oui, Haddad’s Fine Art Publication a imprimé ce tableau pour moi il y a des années, presque 40 ans et il est toujours vendu ! Moi aussi, j’aurais souhaité que ce soit l’original pour vous afin que vous soyez la personne la plus chanceuse.

Vous habitez en France ou vous êtes simplement en voyage ?

Merci,

GT. »  

Julie a les mains moites et le cœur qui bat.

Son tableau est une impression sur toile, certes, mais à considérer un peu comme une photo à tirage limité et numéroté.

Ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas ce qui l’émeut. Non, ce qui la touche, c’est le profil de Timéo, baigné d’une lumière bleue, qui écarquille des yeux émerveillés. L’émotion de son fils la dépasse. Qu’il puisse s’impliquer comme ça dans cette histoire de tableau faux-pas faux-copié-sans valeur-mais un peu précieux, la dépasse. 

Elle se sent le cœur gonflé d’amour.

— Allez, pousse-toi, petit curieux, c’est à moi qu’il écrit. Va te brosser les dents.

L’ado proteste pour la forme, s’éloigne à reculons tandis qu’elle s’assied devant l’écran. Que va-t-elle répondre ? 

« Bonjour William, oui, j’habite en France, mais ce n’est pas ce que vous imaginez. »

Elle s’interrompt, regarde le plafond, puis la tringle à rideaux dont la cheville molly est en train de se détacher lentement mais sûrement du mur. 

« Chez moi il pleut cinq mois sur douze, je bosse en usine et j’ai la culture générale d’un bigorneau. Mes parents habitent tout près, enfin pas loin, et ils me prennent pour la nulle de la famille. J’aurais bien aimé me faire un peu mousser avec votre tableau, mais c’est raté, en plus ma mère le trouve moche. Moi non. Mon fils non plus. C’est en fait la meilleure chose qui nous soit arrivée depuis longtemps : on s’est remis à rêver ensemble. Ça passe vite, ces moments-là, et du coup quand ils reviennent, c’est un peu comme un cadeau. Vous m’avez fait un cadeau. »  

Ma parole, elle se croit dans ce film avec Tom Hanks et la petite blonde, Megan ou Meryl Machin, qui s’échangent des mails.

Mais ce n’est pas grave, de toute façon elle n’enverra pas son brouillon, ça lui fait simplement du bien de se déverser un peu.

« En même temps, vous ne devez pas être tout jeune, si vous avez fait reproduire ce tableau il y a quarante ans. Je dis ça parce qu’avec mon imagination et tous ces romans-photos que je lis à la pause, je vais vite m’emballer. La maman solo complexée qui écrit à un grand peintre, vous imaginez, ça ferait un super film. Mais même si vous avez quoi, soixante-dix ans, je vous imagine tellement sympa. Il faut vraiment avoir bon cœur pour dire à une inconnue “j’espère que vous avez entre les mains mon original à 7500 $ et que vous l’avez eu pour pas cher”. Parce que je l’ai eu pour vraiment pas cher. Enfin bon, c’était pas l’affaire du siècle non plus, vu qu’en fait ce n’est pas le vrai, mais ça m’a offert de vrais beaux moments avec mon garçon. Vous avez des enfants ? Moi j’aurais aimé en avoir d’autres, mais le père n’était pas de cet avis. Je suis sûre que j’aurais été une super maman de super tribu. Mais on ne saura jamais. Ahlala, ça me fait un bien fou d’écrire tout ça, pas besoin de faire profil bas, de pas trop la ramener. Oui, j’aurais été une mère géniale. Voilà. Et ma mère à moi ne me serait pas arrivée à la cheville, parce qu’elle a le cœur sec. Voilà. Mais malgré ça, j’ai un garçon qui tient la route et qui fait même de belles phrases, à la Marquise de je-ne-sais-plus-quoi, qui écrivait à sa fille tout le temps. »

Elle aurait pu continuer longtemps. Toute la nuit. Mais Timéo surgit derrière elle. Il sent le dentifrice et il a les cheveux humides.

— Tu fais quoi ? 

Il essaie de lire par-dessus son épaule, elle rit, gênée, essaie de cacher l’écran de sa main gauche.

Il la pousse un peu, la chatouille et elle glousse, il est aussi fort qu’elle, maintenant, les roulettes du fauteuil se dérobent sur le carrelage et elle glisse sur le côté. Pour ne pas que Timéo en lise trop, un fils n’a pas à savoir ces choses sur sa mère, elle saisit la souris du bout des doigts et tente de viser la petite poubelle en haut à droite, mais d’un coup de coude, Timéo fait riper la souris et c’est sur le rectangle bleu qu’elle clique au dernier moment. Envoyer.

Le cri horrifié qu’elle pousse alors immobilise Timéo. Julie porte ses deux mains devant sa bouche. Plus personne n’a envie de rire.

— C’est pas possible… Le mail est parti.

Une boule grosse comme le poing lui comprime la gorge. Elle souffle : 

— La honte…

— C’est parti au peintre ? Tu lui écrivais quoi ?

Avec un pauvre sourire, Julie répond : 

— Des conneries. Des débilités de gamine. 

Alors Timéo hausse les épaules : 

— Bah… De toute façon, on ne le verra jamais ce type. On s’en fiche, non ?

Bien sûr, il a raison. Julie hoche la tête. Sans conviction. 

— Allez, tout le monde au lit, dit-elle d’une voix fragile avant d’éteindre l’ordinateur.

Le lendemain, lorsque Sabrina lui demande si elle a reçu une réponse du peintre, Julie répond, évasive : 

— Rien d’intéressant. Ce n’est pas l’original, c’est tout ce que j’ai compris. 

Déçue, Sabrina fait la moue, puis enfile sa blouse, fait un clin d’œil à Julie et se dirige à grands pas vers son unité de production. 

Pendant deux jours, Julie n’allume pas l’ordinateur. Timéo non plus. Le tableau n’a toujours pas été accroché.

La petite ritournelle de la déprime tourne en boucle dans la maison et Timéo a vite retrouvé son habitude de scroller dans sa chambre. Julie se sent tellement décevante. 

Le troisième jour, la mère de Julie s’invite pour le café. Elle a de grands projets et souhaite que sa fille lui prête main-forte : pour leurs quarante ans de mariage, elle veut organiser une garden-party dans leur jardin. Rendre des invitations. Et Julie pourrait, si elle est d’accord, bien sûr, donner un coup de main au traiteur parce que sans cela, il faudrait qu’il embauche un extra et le devis s’en ressentirait cruellement. 

— J’ai loué un barnum, déjà, et les finances ne sont pas extensibles. Je voulais celui avec le toit pointu, un peu comme une pagode. Tu vois ce que c’est, une pagode ?

Julie n’a pas le temps d’acquiescer, sa mère lève les yeux au ciel et allume l’ordinateur.

— Je te montre.

Aussitôt allumé, l’écran fait apparaître une pop-up en bas à droite. Le cœur de Julie grésille, tout à coup. Sans grand ménagement, elle écarte sa mère qui glapit, et ouvre la fenêtre. Elle n’a même pas besoin de Google Translate, tout est écrit dans un français presque parfait.

« Chère Julie,

J’ai bien ri en vous lisant et même j’ai été ému. Artistes ! Ils s’émeuvent tout le temps. J’ai pas dit « pour rien ». Vous avez vu bien, j’ai soixante et douze ans. Ce qui est amusant, c’est que je suis en ce moment en France, parce que j’ai marre des natures mortes et j’avais voulu voir la lumière de Normandie comme les impressionnistes. Si ce n’est pas trop loin, je invite vous et votre fils pour la fin de semaine avant mon départ en juin. J’ai une maison grande avec une orangerie dans le jardin et j’ai souvent des invités, on ne se dérange pas. J’ai pour vous un tout petit tableau, un vrai, avec juste les groseilles et un coin de dentelle, mais je vous le donne que dans la main parce que sinon vous n’osez jamais venir. J’ai quatre enfants, quatre femmes différentes et je suis un papa nul. Mais c’est pas le drame, j’ai appris à vivre avec ça. 

Alors vous venez quand ?

WG. »

À ton avis, chère Fabuleuse, jusqu’où cette histoire est vraie ? Où s’arrête la réalité, où démarre la fiction ? 

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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

https://www.fnac.com/ia9173370/Agathe-Portail

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