Tableau de maître, épisode 4 : Au culot - Fabuleuses Au Foyer
Dans ma tête

Tableau de maître, épisode 4 : Au culot

Agathe Portail 17 juillet 2024
Partager
l'article sur


Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent à proximité… Pourtant, elle traque inlassablement la bonne affaire dans les vide-greniers et autres magasins de seconde main. Un jour, un tableau attire son attention. Serait-ce la pépite qu’elle attendait ?

Agathe Portail écrit des romans publiés chez J’ai lu et Actes Sud ainsi que des romans jeunesse. Elle est également maman de quatre enfants et lectrice assidue des mails du matin. Tableau de maître est sa nouvelle fiction pour les Fabuleuses au Foyer.

Retrouver tous les épisodes.

Épisode 4 : Au culot 

La semaine reprend : pointer, enfiler la blouse, récupérer la feuille d’ordre du jour, quel produit, pour quel client, il faut préparer les lignes de production. Elle n’a pas le temps de penser, pas le temps de réfléchir à autre chose. Les uns après les autres, les employés arrivent, la saluent, on se vouvoie encore dans l’atelier, puis chacun récupère les barquettes à garnir de connecteurs, les cartons de minuscules éléments métalliques à disposer sur le support en plastique, et chacun s’assied. À la sonnerie, ils sont tous prêts, assis sur leur tabouret haut. Bientôt, le bruit coordonné des presses scande le silence. À dix heures et demi, c’est la pause, tous se dirigent vers la petite pièce aveugle dans laquelle une machine crachote un café à la minute. On s’échange des nouvelles, un magazine, une cigarette qu’il faut sortir fumer dehors.

Aussitôt, l’image du tableau s’impose. Elle l’a déposé sur le buffet, contre le mur, sans avoir le cœur à l’accrocher.

Les réflexions de ses parents l’ont abîmé à ses yeux et, si Timéo n’avait pas été si volontaire pour prouver sa valeur, elle l’aurait peut-être jeté. En récupérant le cadre, quand même, qui n’est pas si moche, avec son cartouche doré. Alors que les ouvriers, autour d’elle, rient en soufflant sur leur gobelet de café, elle cherche. Qui pourrait bien l’aider à se faire un avis éclairé sur ce tableau ? Un commissaire priseur, ça serait parfait. Elle n’en connaît pas. 

— T’as l’air loin, dis ! lui lance Sabrina, cheffe d’atelier elle aussi, préposée au câblage tandis qu’elle supervise la partie connectique. 

Elles se suivent depuis leur arrivée, mères célibataires, fils ado, elles s’apprécient et se tutoient à mi-voix, au mépris de la règle tacite de l’entreprise. En deux mots, parce qu’il faut faire vite, Julie raconte. À sa collègue, elle peut tout dire, parce qu’elle a un crédit confidence : quand Sabrina a gagné 8 000 € en cochant les 8 bons numéros au Keno, Julie a été la seule à savoir. 

— Bon, c’est pas compliqué, sur internet, on peut tout trouver, assure Sabrina, qui sort un iPhone 12 flambant neuf de sa blouse. Redis-moi le nom ?

— Galvez. William Gálvez.

— Il a un site. 

— Je sais, c’est là qu’on a vu avec Timéo que…

Sabrina l’interrompt : 

— Il y a un onglet contact. C’est quoi ton mail ?

Tout va trop vite, Julie balbutie, donne son adresse et proteste : 

— Mais c’est qui, qui va recevoir le message ? Et t’écris quoi ? C’est sûrement un galeriste ou je ne sais pas quoi, il va se foutre de moi ! 

Dou you no if the picture “The yellow rose” I buy in France is the reale oine ? murmure Sabrina, indifférente. 

Sa large poitrine se soulève sous la blouse lorsqu’elle inspire un bon coup avant d’appuyer son pouce sur « Envoyer ».

— Et voilà ! Maintenant, si quelqu’un te répond, tu vas recevoir directement sur ton mail.

À cet instant, la sonnerie fait sursauter tout le monde, chacun regagne sa place. 

Le temps s’étire comme un vieux chewing-gum jusqu’à la fin de la journée. À la pause déjeuner, Sabrina vient aux nouvelles, se rappelant avec une moue déçue que Julie n’a pas, elle, ses mails sur son téléphone. Lorsqu’il est enfin l’heure de partir, Julie pourrait sauter dans sa voiture, conduire à toute vitesse jusque chez elle, pousser Timéo qui est probablement déjà installé derrière l’écran et ouvrir sa boîte Outlook. Pourtant, elle pend sa blouse avec soin, referme son casier sans se presser, salue les uns et les autres sur le parking tandis que les pots d’échappement fument dans l’air du soir. Elle refuse la hâte. 

— Et alors, pas encore partie ? s’étonne Sabrina, cabas sous le bras, leggins léopard tendus à craquer sur ses mollets ronds. 

— Je me fais pas d’illusions, hein, mais merci quand même, sourit Julie en réponse avant de tourner sa clé dans le contact. 

Le moteur tousse et couvre les imprécautions de Sabrina qui « ne supporte pas ce défaitisme ». 

Lentement, Julie rentre chez elle.

De temps en temps, l’image d’une ligne en gras dans sa boîte mail lui déclenche un coup au cœur. Message non lu.

Elle essaie de garder le volant bien droit, mais quand même, la simple idée que quelqu’un se fende d’une réponse à la demande envoyée par Sabrina, probablement écrite dans un anglais niveau CE2, ça lui fait faire des zigzags. 

Alors que les roues font crisser le gravier devant chez elle, la porte d’entrée s’ouvre en grand. Timéo, rouge, plus transpirant que jamais, se précipite vers elle et ouvre sa portière.

— Le peintre ! Il t’a écrit ! Je sais pas comment ni pourquoi, mais t’as un mail !

Le cœur de Julie manque deux battements. Trois, peut-être. Par la magie des notifications qui surgissent en bas à droite de l’écran familial, Timéo est déjà au courant. 

Elle se force à ne pas courir, c’est peut-être simplement un accusé de réception automatique. Il ne faut pas s’emballer.

Mais quand elle s’assied devant l’ordinateur, elle ouvre des yeux au moins aussi larges que ceux de Timéo.

Le simple fait que William Gálvez, le peintre lui-même, celui dont elle était naïvement persuadée qu’il avait dû mourir au début du XIXe siècle, leur écrive vaut tous les certificats d’authenticité du monde. Elle n’a même pas besoin de comprendre exactement le contenu du message. Tout à coup, la toile peinte, ou imprimée et « barbouillée de vernis » vient de revêtir à ses yeux une valeur inestimable. 

La voix tremblante, Timéo lui souffle dans la nuque : 

— On va sur Google Traduction ?

Elle préfère ne pas demander comment il a développé ce type de réflexe, lui qu’elle s’imaginait plutôt bon en langue, et elle obtempère.

Quelle déception. 

« Bonjour Julie,

Il est impossible que cette peinture soit un original, car il s’agit d’une commande spéciale d’un client de Newport, en Californie. Il m’a même fait peindre leurs propres objets à l’exception de la rose et des groseilles. Il est possible qu’il ait été copié de la publication « Victorian Greetings » ou de la publication « Haddad’s Fine Arts » ici aux États-Unis.

Merci pour vos informations.

WG 🎨 » 

— Bon, ben, c’est pas un original alors, murmure Timéo, la gorge nouée. 

Pour éviter qu’il ne dise aussi « Papy et mamie avaient raison », et pour avoir quelque chose à répondre à Sabrina le lendemain, Julie se sent pousser des ailes. Elle clique sur « répondre » et elle écrit : 

« Cher William, merci beaucoup de votre réponse. Cependant, derrière le tableau, il y a un certificat d’authenticité alors je me demandais ce que ça pouvait vouloir dire. » 

— Tu écris en français ? demande Timéo, dubitatif.

— Si on a Google Translate, j’imagine que lui aussi. À nous deux, William Gálvez.

Alors qu’elle force un peu l’assurance de sa voix, parce que ce qu’elle vient de faire l’emplit d’angoisse, elle a le souffle coupé. Timéo vient de passer ses deux bras autour de ses épaules, et il serre, il serre fort, le visage enfoui dans son cou. 

Le dîner, sur la petite table de la cuisine, n’est qu’un long silence entrecoupé de début de phrases. Timéo mâche son cordon-bleu sans y penser et tout à coup les mots se bousculent : 

— Et s’il te dit qu’en fait il en sait rien ? Et que…

La phrase meurt avant de parvenir à sa conclusion. Face à son fils, Julie ne sait pas trop quoi dire. Elle n’a pas faim, se dispute avec elle-même intérieurement. 

« Tu es gonflée, quand même — Mais si je n’insiste pas, Timéo vivra cette histoire comme un échec — Et tu crois que ton insistance va transformer une déception en miracle ? — Tais-toi, la défaitiste, qui ne tente rien… » 

Les assiettes sont vides et ils n’ont pas le souvenir de ce qu’ils ont mangé. Timéo et Julie se regardent, incertains, puis Timéo éclate de rire : 

 N’empêche, c’est trop stylé, ma mère entretient une correspondance avec un peintre qui vend des blindes. 

Julie sourit en retour. « Entretient une correspondance » ? Son fils est décidément plein de surprises. Alors que derrière la baie vitrée, la cour gravillonnée est plongée dans l’ombre, ils repoussent ensemble le moment du coucher. Dans la pénombre, Julie sourit. Cette histoire de tableau lui aura au moins offert ça : prendre conscience que, non, l’ambition majeure qui régente la vie de Timéo n’est pas de scroller le plus longtemps possible sur TikTok. En réalité, ce gamin a encore envie d’aventures, d’inconnu. Et de redresser la tête. 

L’écran de l’ordinateur s’illumine tout à coup, alors qu’ils sont assis l’un contre l’autre, à mollement commencer des phrases qu’ils ne finissent pas. 

Timéo jaillit du canapé.

À suivre ! Découvrir tous les épisodes.



Partager
l'article sur


LA NEWSLETTER DES FABULEUSES
Rejoins une communauté
de Fabuleuses mamans
Les aléas de ta vie de maman te font parfois oublier la Fabuleuse qui est en toi ? Comme 150 000 mamans, reçois chaque matin ton remontant spécial maman qui te fera rire, pleurer et réfléchir. La petite attention quotidienne idéale pour prendre soin de toi, et te souvenir à quel point tu es Fabuleuse. Alors rejoins-vite notre communauté de mamans qui ont décidé de prendre soin de leur santé émotionnelle, on n’attend plus que toi ! En plus, c’est entièrement gratuit !


Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

https://www.fnac.com/ia9173370/Agathe-Portail

> Plus d'articles du même auteur
Les articles
similaires
Tableau de maître, épisode 5 : Revanche
Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent[...]
Tableau de maître, épisode 3 : Douche froide
Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent[...]
tableau
Tableau de maître, épisode 2 : Certificat d’authenticité
Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent[...]
Conception et réalisation : Progressif Media