Tableau de maître, épisode 3 : Douche froide - Fabuleuses Au Foyer
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Tableau de maître, épisode 3 : Douche froide

Agathe Portail 16 juillet 2024
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Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent à proximité… Pourtant, elle traque inlassablement la bonne affaire dans les vide-greniers et autres magasins de seconde main. Un jour, un tableau attire son attention. Serait-ce la pépite qu’elle attendait ?

Agathe Portail écrit des romans publiés chez J’ai lu et Actes Sud ainsi que des romans jeunesse. Elle est également maman de quatre enfants et lectrice assidue des mails du matin. Tableau de maître est sa nouvelle fiction pour les Fabuleuses au Foyer.

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Épisode 3 : Douche froide

Timéo a ouvert comme elle des yeux ronds comme des soucoupes. Il est sympa, ce gosse, il aurait pu lui rire au nez, au nez de sa daronne un peu trop émotive, un peu trop impressionnable, mais non. Au début, bien sûr, il a souri de ce petit sourire penché qui sait si bien la faire sortir de ses gonds. Mais quand elle est revenue dans le salon, portant devant elle son trophée, il n’a plus souri du tout. Il s’est approché, silencieux, intimidé sans doute par la beauté surannée du tableau. De derrière, elle voit la petite étiquette verte, qui est le gage de son droit à s’émerveiller. C’est du vrai. Du vraiment vrai. À la lumière, d’ailleurs, on se rend nettement compte que la toile n’est pas lisse. Julie sent dans sa gorge une boule d’émotion toute chaude, qui n’a rien à voir avec l’angoisse ni avec l’amertume. C’est de la joie. 

— On va montrer ça à papy et mamie ? suggère Timéo. 

Il a pris une suée, ça se sent dans la voiture quand il grimpe à côté d’elle, le tableau sur les genoux.

Silencieux, ils roulent ensemble jusqu’à Evron, à six kilomètres. Les parents de Julie ne sont pas n’importe qui. D’ailleurs, lorsqu’elle se rend chez eux, elle est traversée par un sentiment de déclassement diffus. Dans leurs yeux, elle reste la petite, celle qui n’a pas choisi le bon père pour son fils, mais qu’est-ce qu’elle y peut, elle, si l’amour de sa vie a fait un coup de chaud à la trentaine et s’est carapaté loin des contraintes et des responsabilités ? Alors elle a repris le chemin du boulot, elle a enfilé une blouse et elle a partagé le quotidien de ces femmes assises huit heures par jour derrière des presses à connecteurs. Elle a été accueillie, augmentée chaque année, elle est passée cheffe d’atelier et elle n’a pas à rougir de ça. Bien sûr, elle a adapté ses goûts, ses références, elle feuillette Nous Deux dans la salle de pause, comme les autres, et elle rit des Anges de la Téléréalité. Ça faisait un peu tache, en famille, toute cette culture populaire. Avec un père cadre aux imprimeries Floch et une mère gérante de Pantashop, on pouvait s’attendre à mieux. 

— Tu vas voir, ça va les épater, murmure Timéo. 

Il se réjouit avec elle, elle le sent vibrer d’excitation.

Il a treize ans et déjà l’esprit de revanche, parce qu’il n’est pas idiot, il sent bien le déséquilibre lorsqu’ils sont tous réunis dans la grande maison moderne. 

Le portail automatique s’ouvre en un soupir avant qu’elle ait besoin d’appuyer sur la sonnette. Parfois, Julie se demande lequel de ses deux parents reste l’œil vissé sur la caméra, à surveiller la rue. 

— On va pas apporter le tableau tout de suite, propose Timéo, on va teaser un peu !

Elle le laisse faire, trop heureuse de le voir s’investir comme ça dans son histoire à elle. À peine les grands-parents embrassés, il les pousse sur leur canapé.

— Il est arrivé un truc de fou à maman. 

Et il raconte, avec ses mots, avec des gestes comme s’il avait été là, comme s’il avait franchi lui aussi les portes coulissantes du dépôt-vente en portant un tableau qui ne valait pas encore son prix…

Et le voilà, tout échauffé, à montrer sur son écran de téléphone l’image qui les a rendus fébriles. 

$7 500,00 USD.

Les parents de Julie ne prennent pas tout à fait la mesure du choc. Sa mère hausse les sourcils, ça fait quoi en euros, son père toussote dans son poing fermé. Alors Timéo sort dans la cour, ouvre le coffre et apporte le tableau. Il le porte face à lui, l’étiquette verte vers le canapé pour que papy et mamie puissent déchiffrer, eux aussi, la mention qui fait foi.

Mamie se recule en plissant les yeux : malgré sa presbytie, elle refuse de porter des lunettes. Papy s’approche, il ajuste les siennes. Puis de concert, ils hochent la tête. Timéo retourne le cadre. Papy le lui prend des mains, fait jouer la lumière sur la toile et le repose contre la table basse.

— Ce n’est pas de la peinture. C’est une reproduction barbouillée de vernis transparent. Tu vois bien, Timéo, que les soi-disant coups de pinceau ne sont pas chargés de couleur, et ne suivent pas les motifs de l’image. C’est grossier. 

Une pierre tombe dans l’estomac de Julie, qui se tient sur le côté du canapé depuis le début de la démonstration. Elle était trop occupée à contempler l’enthousiasme de son Timéo, si fier d’en remontrer à ses grands-parents, si heureux de faire le récit de son aventure à elle, comme si elle devenait l’héroïne qu’il avait toujours rêvé d’avoir pour mère. Lui aussi se décompose.

— Ah ? Vous pensez pas que c’est un vrai ? Mais… l’étiquette, dernière ? 

Balayée d’un revers de la main, l’étiquette. Un truc bricolé, un attrape-nigaud.

— Au moins on a un joli tableau, se défend Julie, qui voit bien que la déception pèse lourd sur les épaules de son ado.

 Il est af-freux, conteste sa mère en plissant les lèvres. Enfin, chacun ses goûts. 

Le retour à la maison se fait dans le silence. Ils n’ont même pas eu le cœur à boire un thé, trop difficile de faire bonne figure et de sourire aux boutades aigres-douces de papy et mamie : « comme vous êtes mignons, tous les deux, doux rêveurs ! Comme si vous pouviez tomber sur un tableau à sept mille euros dans un dépôt-vente cheap ! Vous êtes vraiment trop ! » 

Alors qu’elle coupe le moteur, Timéo se tourne vers elle : 

— Moi j’en suis sûr, que c’est pas n’importe quoi, ton tableau. On va faire d’autres recherches.

Elle sourit.

À suivre ! Découvrir tous les épisodes.



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Cet article a été écrit par :
Agathe Portail

Maman de 4 enfants (très) rapprochés et girondine d’adoption, Agathe Portail écrit des romans adultes édités chez Actes Sud, Calmann Levy et J'ai lu, mais aussi des romans historico-fantastiques édités par Emmanuel Jeunesse.

https://www.fnac.com/ia9173370/Agathe-Portail

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