Que manque-t-il à Julie pour être pleinement heureuse ? Elle a un boulot, un fils ado plutôt sympa, ses parents vivent à proximité… Pourtant, elle traque inlassablement la bonne affaire dans les vide-greniers et autres magasins de seconde main. Un jour, un tableau attire son attention. Serait-ce la pépite qu’elle attendait ?
Agathe Portail écrit des romans publiés chez J’ai lu et Actes Sud ainsi que des romans jeunesse. Elle est également maman de quatre enfants et lectrice assidue des mails du matin. Tableau de maître est sa nouvelle fiction pour les Fabuleuses au Foyer.
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Épisode 1 : Coup de cœur
Avertissement : une grande partie de cette histoire est vraie.
Depuis toujours, elle aime les atmosphères de vide-grenier, de dépôt-vente et de braderies à trois sous. Recycleries, magasins Emmaüs, friperies du Secours Pop, elle connaît tous ceux de sa région et elle s’y meut avec aisance, l’œil aux aguets, en oubliant de sembler moins pauvre qu’elle n’est. En réalité, elle n’est pas si pauvre, d’ailleurs, simplement un peu ric-rac, autour du 20 du mois, une fois les crédits remboursés et la cantine du collège réglée. Peu importe, elle a l’impression en permanence d’être un petit peu « en dessous », à la traîne en matière de pouvoir d’achat, à court de conversation dès lors qu’il s’agit de raconter ses escapades gourmandes, festives, coquines, culturelles. Elle n’est pas très intéressante et elle en souffre avec humilité à la machine à café, lors des déjeuners de famille, partout sauf dans les allées poussiéreuses de ces temples du pas-cher-mais-pas-toc. Avant, l’ado l’accompagnait, quand il n’avait pas de poil au menton ni de certitudes sur ce qu’il fallait sembler être.
Aujourd’hui, elle jubile.
C’est le jour de mise en rayon dans le dépôt-vente de la zone industrielle des Pommeries.
Lorsque la fin de sa journée sonne, elle salue à peine les collègues, fourre sa veste dans son casier, récupère ses affaires et saute dans sa Twingo qui chauffe comme une gaufre sur le parking. Elle a vingt minutes devant elle pour parcourir au pas de course les boxes numérotés dans lesquels elle espère trouver une perle rare, une bonne affaire. Rencontrer un objet fait pour vous est une expérience rare et belle. Les objets nous déçoivent moins que les humains, songe-t-elle. Peut-être qu’un chien fait le même effet, elle ne sait pas, un chien, ça coûte cher.
La voilà qui se gare, saute de sa voiture, râpe sur le bitume la semelle de ses sneakers qui ressemblent à des Stan Smith, mais n’en sont pas et la voilà qui s’engouffre dans le magasin. Le patron la salue, il la connaît bien. Salut Julie. Oui, parce qu’elle s’appelle Julie, un prénom qui passe inaperçu : la moitié de sa génération s’appelle Julie. Ça lui va comme un gant.
Sous les néons qui grésillent, elle frémit. Là, un micro-ondes, un qui rentrerait parfaitement dans le meuble haut de sa cuisine. 35 euros. Trop cher. Elle reviendra la semaine prochaine pour voir si elle peut négocier le prix. Cuillères à manche en corne, inutile, sous bocks ACDC, inutile, canevas géant à tête de chien, affreux, lampadaire à pampille, pas la place, stock de BD, dommage l’enfant ne lit plus que des mangas, et déjà, il lit, chaussures à plateforme, inutile, sac à main croco, pas son genre. Les boxes défilent et elle se remplit les yeux, elle meuble dans sa tête son appartement déjà plein comme un œuf, elle dépense en pensée, elle soupèse et compare, elle jubile.
Et là, alors que c’est inutile, qu’elle n’a pas la place, que ce n’est pas son genre, qu’elle n’a pas le budget, elle tombe en arrêt.
Ma parole, c’est un tableau de maître, ça se voit du premier coup d’œil. Une théière en étain, une bougie qui fume encore après avoir été mouchée, une rose jaune… On dirait une nature morte du XVIIIe siècle ou quelque chose comme ça. Combien ? 15 euros. Alors elle ne prend même pas la peine de réfléchir ni de consulter le solde de son compte chèque, elle attrape le tableau, il pèse lourd, c’est bon signe, et elle se dirige vers la caisse.
Les gens n’ont aucun goût, ma parole, vendre une peinture pareille dans un bouiboui pour gens comme elle… Alors elle paie, à la semaine prochaine Julie, et la voilà sur le parking, un peu sonnée. À la lumière du jour, elle a peur d’être déçue, de regretter ces 15 euros qu’elle n’avait pas les moyens de gaspiller, alors elle regarde le tableau en biais. Soulagement : il est vraiment beau. Vraiment. En plus on voit les coups de pinceau, c’est sûr, c’est du vrai.
Le cœur qui sautille sous ses côtes, elle ouvre le coffre de la Twingo, prend le tableau par les côtés et le retourne, au cas où elle abîmerait la toile en refermant. Dans le dos du tableau, une étiquette.