Pendant ma grossesse, et même bien avant, l’allaitement avait toujours été une évidence pour moi.
Le lait infantile n’avait jamais été une possibilité, il était inenvisageable. Quoi qu’il arriverait, il faudrait que mon enfant boive mon lait. J’avais un discours assez radical à ce sujet. Le lait infantile, dans mon esprit d’alors, c’était bon pour les enfants qui avaient des intolérances alimentaires ou les mamans malades. Heureusement qu’il existait, mais seulement quand on ne pouvait pas faire autrement. Une mère qui allait à peu près bien et dont l’enfant était également en bonne santé n’avait aucune question à se poser.
Le lait maternel étant le meilleur pour l’enfant, il fallait le lui donner.
Aucune discussion n’était possible à ce sujet. Les autres faisaient comme elles voulaient (bien que je ne comprenne pas le choix du lait infantile), mais moi, j’allaiterai, c’était sûr et certain.
Les magazines, les discours des médecins et même les nouveaux labels à la mode dans les maternités ne me donnaient-ils pas raison ? Pire, ne me poussaient-ils pas à croire que toutes les femmes qui le souhaitaient pouvaient allaiter, que ce n’était qu’une question de choix et que j’avais fait le bon ? Ma mère m’avait allaitée et m’avait toujours présenté cela comme quelque chose de merveilleux. Mes sœurs en avaient fait autant avec leurs propres enfants sans rencontrer le moindre problème.
Je voulais vivre ce miracle de la nature. Moi aussi, j’allaiterai !
Mais je n’ai pas allaité. Pourtant j’ai essayé ! Pendant dix jours j’ai tenté de mettre mon bébé au sein. Ma fille tétait à merveille depuis le premier jour, mais je n’avais pas de lait. La mort dans l’âme, je me suis résolue à passer au lait infantile en attendant ma montée de lait qui tardait, mais j’ai rusé : je fixais à mon mamelon une sonde remplie de lait infantile pour qu’elle ne s’habitue pas au biberon. Nous espérions qu’avec le temps, la pratique de la tétée et une hypothétique montée de lait tardive, je pourrais me passer de ce complément artificiel.
Un jour, une sage-femme m’a auscultée et a tâté ma poitrine.
Elle m’a expliqué que mes glandes mammaires étaient petites.
Ça arrivait parfois. C’était rare, mais possible. Cela n’avait rien à voir avec la taille de la poitrine. C’était une question de génétique, de morphologie. Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’elle voulait me dire. C’est le lendemain, quand elle a vu à quel point je m’entêtais qu’elle a précisé : « Je crois que vous n’avez pas très bien compris mon discours d’hier. Vous pouvez continuer à allaiter votre enfant et à compléter avec du lait maternel. C’est très bien. Mais vous ne pourrez JAMAIS l’allaiter exclusivement. Vous n’aurez jamais assez de lait, car vos seins ne peuvent pas en contenir suffisamment. Plus le bébé va grandir, plus vous devrez compléter son alimentation avec du lait infantile. Ce n’est pas grave du tout. Cependant vous devez cesser d’attendre que votre fille puisse se nourrir seulement de votre lait ; cela n’arrivera pas. »
J’ai beaucoup pleuré. Elle était très bienveillante, a tenté de me consoler, m’a expliqué à quel point cela n’était pas grave… Je n’entendais pas son discours. Ce que j’entendais moi, c’était la voix dans ma tête qui disait : « Ma pauvre fille, tu fais vraiment une mauvaise mère ! Voilà maintenant que tu n’es pas assez bien pour allaiter ton enfant et que tu vas devoir lui donner du poison pendant les trois prochaines années de sa vie. Mère indigne ! Empoisonneuse d’enfant ! »
Je n’avais jamais été si dure avec les autres mères faisant le choix du lait en poudre.
Mais je n’avais pas de mots assez sévères pour moi. Je culpabilisais et jalousais toutes les autres mères. Toutes ces mères qui allaitaient leur enfant, ça aurait pu être moi ! Toutes ces mères qui auraient pu allaiter leur enfant et qui ne le faisaient pas, quelle honte ! Quelle injustice ! Si j’avais eu leur chance, moi, je ne la gâcherais pas ! Qu’on me le donne, moi, leur lait !
Pendant les semaines qui ont suivi, j’ai continué à tirer mon lait tout en donnant des biberons.
J’espérais que le peu de lait que je parvenais à tirer serait bénéfique à ma fille. Puis un jour, j’ai compris que 25 mL de lait sur la journée pour des heures et des heures de tirage, ça devenait vraiment ridicule. J’ai accepté. Me résigner a finalement permis à ma colère de se calmer. J’ai cessé de jalouser les autres mères. J’ai fait preuve de résilience. J’ai recommencé à regarder une mère allaitant son enfant avec respect et admiration.
J’ai admis l’idée qu’une femme a le droit de choisir de ne pas allaiter,
que son corps lui appartient et qu’elle n’a pas à être jugée pour cela. J’ai ramené le tire-lait à la pharmacie et j’ai cessé de faire des compromis inutiles. J’ai exclusivement donné du lait infantile à ma fille et surtout, j’ai accepté l’idée que tout ce que j’avais imaginé pour elle serait toujours contrarié. Contrarié par la nature, contrarié par son propre caractère et ses envies, contrarié par la vie qui ne tourne pas toujours comme on l’avait imaginée. Je la voyais musicienne, montant à cheval et dansant dans un ballet. Elle serait peut-être globe-trotter, masculine et chanterait faux. Je l’imaginais énergique et pleine d’enthousiasme ; elle adopterait peut-être la nonchalance et la réserve de son père. Rater mon allaitement a été libérateur, pour mon lancement dans la vie de maman.
Qu’importaient le lait et l’équitation ! Ce n’était rien. Ma fille serait elle-même et ce serait parfait.