Je ne me souviens plus du jour où j’ai cessé d’espérer.
Peut-être que je me suis levée un matin en me disant que c’était comme ça, que c’était peut-être mieux, après tout. J’étais passée par les fameuses étapes du deuil — déni, colère, marchandage, dépression, acceptation : c’était fini, je ne donnerais pas la vie une deuxième fois. J’allais accepter de ne plus attendre, de ne plus nourrir ce petit espoir qui restait blotti au fond de mon cœur.
Cela m’avait semblé tellement simple de tomber enceinte la première fois.
Notre plan — certainement davantage le mien que celui de mon homme, d’ailleurs — s’était déroulé sans accroc : deux ans de mariage, le temps d’apprendre à se découvrir et apprécier la vie à deux, puis arrêt de la contraception puis, deux à trois mois plus tard, test de grossesse positif. Comment cela pouvait-il se passer autrement ? On était en bonne santé, amoureux et on se sentait prêts.
Personne, dans ma famille, n’avait jamais évoqué de situations où les rouages de cette machine, bien huilés depuis la nuit des temps, se grippaient. Pas de cas de stérilité, ni de fausses couches… du moins, pas à ma connaissance. J’appris plus tard que certaines de mes tantes et de mes cousines avaient connu ces épreuves, mais la mystérieuse loi du silence, qui entoure bien trop souvent la maternité, était à l’œuvre…
La suite de mon plan était tout aussi claire qu’au départ :
deux ans après notre premier enfant, j’arrêtai à nouveau la contraception. Un écart d’âge d’environ trois ans ferait ainsi coïncider l’entrée à l’école du plus grand avec l’arrivée du deuxième enfant. Parfait… enfin, sur le papier. Je n’imaginais même pas que cela ne fonctionnerait pas comme je l’avais prévu.
Je ne me suis pas affolée tout de suite du retard que le « chantier » prenait,
bien occupée que j’étais à jongler entre vie pro et vie perso. Et puis, les mois et les années se sont envolés, et mes certitudes avec. Ce ne fut pas sans ressentir intensément incompréhension, injustice, jalousie, colère — envers les contraceptifs hormonaux et les médecins et le système patriarcal… Nous avons tenté un traitement, sans grande conviction ni succès, puis nous avons abandonné. Mon homme était aussi désemparé et endeuillé que moi, et c’est ensemble que nous avons lâché prise. Ce qui était une victoire en soi : combien de couples se perdent dans le deuil de l’enfant qui ne vient pas ?
L’espoir nous avait quittés, la tristesse, elle, est restée,
ravivée de temps à autre par les gazouillis des bébés, les layettes exposées dans les vitrines des magasins, les ventres arrondis des autres.
Nous étions plutôt bien, à trois. Notre petit bonhomme était plein de vie qu’il fallait accueillir et accompagner. Je me suis adaptée : quand il a eu deux ans, je suis passée d’un travail à plein temps auprès des personnes à la rue, à un 75 % dans les soins à domicile en milieu rural. J’avais mes mercredis et moins de charge mentale liée au travail. On est allés à Disneyland, on a fait de la rando en Corse, dans les Alpes, on a visité le Sénégal, on a agrandi la maison et aménagé une grande chambre pour notre petit gars. J’ai repris des études pour de futurs projets qui me tenaient à cœur. Mon homme, ne flânant pas plus, était engagé, en plus de son job d’infirmier libéral, dans plusieurs projets musicaux.
Bref, nous avions trouvé un équilibre de vie avec de l’espace pour notre cocon familial et nos passions respectives.
Il y avait cette conviction, à tort ou à raison, que, si on avait eu trois ou quatre enfants — comme imaginé au départ de notre relation —, on n’aurait pas pu faire tout ça, et que ça nous aurait manqué.
Je ne sais pas combien de temps a duré cette période d’apaisement… des mois, des années, c’est certain.
Et puis, une nouvelle année a commencé. Ses baisers sous le gui, ses étrennes, ses galettes des Rois à la frangipane…
et le renouveau d’un désir d’enfant qui s’est logé quelque part dans mon cœur.
Dans mon cœur, puis dans mes pensées. Dans mes pensées, puis dans mes « tripes ». Avec un peu plus d’intensité chaque jour.
C’était une année spéciale : j’allais terminer mon master 2, mon homme recevait des propositions d’association intéressantes, on sentait un vent de changement se lever, qui nous conduirait ailleurs.
Évidemment, j’ai d’abord repoussé ce désir qui se réinvitait sans que je l’y encourage.
La peur d’être déçue, une nouvelle fois, la peur que ça ne marche pas, la peur d’y croire pour rien. C’est contre elle que j’ai lutté. Mais c’est drôle comme l’instinct de vie peut nous surpasser, s’impose à nous et nous emporte dans son courant. C’est sans doute pour cela que l’espèce humaine existe encore… Cette fois, j’ai lâché mes résistances pour me laisser envahir par cette pulsion. Je voulais un enfant, du plus profond de moi. Il a fallu que je taise toutes ces voix, toutes ces peurs, et que je remplace la résolution du deuil par un nouvel espoir. Mon homme, au diapason, n’attendait que ça.
On n’a pas cherché de soutien auprès de personnes de notre entourage, et très peu auprès du corps médical. Je préférais éviter le sujet, ou alors je l’abordais furtivement avec une ou deux amies quand elles me demandaient comment ça allait. Toute croyante que je suis, j’osais à peine lever les yeux au ciel. J’entretenais peut-être la culture du silence… Si j’essaie d’être moins dure avec moi, je dirais que je réagissais avec qui j’étais, à cette saison de ma vie, et que c’était OK comme ça.
Enfin, enfin… il est arrivé le jour où je me suis dit que les signes que mon corps m’envoyait avec insistance étaient potentiellement en lien avec nos aspirations.
Je me suis sentie pleine de trac le jour où j’ai acheté un test de grossesse.
Mon palpitant a augmenté sa cadence quand j’ai fait le test. J’ai eu du mal à y croire, vraiment. Mais c’était bien ça : la vie prenait le dessus, de toutes petites cellules étaient en train de se multiplier dans mon utérus — rationaliser de cette manière me permet d’accepter la réalité. Nous l’avons accueillie, et pour nous, c’est un vrai miracle.
La morale de l’histoire ? Y en a-t-il seulement une…
Un de mes mots préférés, c’est accueillir. Sur notre chemin, notre parcours de vie, nous sommes bien souvent surpris, désarçonnés, chamboulés, déséquilibrés. Le déséquilibre est d’ailleurs le principe même de la marche : pour avancer, il faut créer une situation de déséquilibre momentané pour pouvoir mettre un pied devant l’autre. Si l’on refuse le déséquilibre, on n’avance pas, tout simplement. Dans ma situation — mais je sais que je ne suis pas la seule et qu’elle fait écho chez plusieurs —, je n’ai pas eu d’autres choix que d’accueillir mes incertitudes, mes déceptions, mes deuils, mes « up » et mes « down », les plans qui se sont déroulés sans accroc, et mes plans qui sont tombés à l’eau.
Et toi, chère Fabuleuse, qu’as-tu besoin d’accueillir dans cette saison de vie ?
Tu n’es pas obligée d’ouvrir grand la porte de ton cœur en un instant, tu peux prendre ton temps. Mais ne te retourne pas, ne t’arrête pas sur tes désespoirs et tes désillusions. J’ai lu ceci sur la page d’un artiste inspirant : « Never run back to what broke you », en français « Ne retourne pas à ce qui t’a brisé ». Sers-t’en plutôt pour bâtir ta route, car c’est dans l’accueil de tes déboires que tu déploieras ta force et ta singularité.