C’est arrivé il n’y a pas si longtemps. J’avais calé dans mon agenda une journée “rien que pour moi”. Il était temps : je sortais d’une période très chargée au boulot, très intense aussi sur le plan familial, je me sentais fatiguée, émotionnellement sur le fil…
Bref, il était temps de recharger les batteries.
Fidèle à la bonne élève que je suis, j’avais planifié les choses de main de maître : les enfants étaient inscrits au centre de loisirs pour la journée. J’étais d’ailleurs assez fière de moi car, pour une fois, je ne me sentais pas coupable. Je savais, au fond de moi, que j’avais besoin de cette journée de pause. Pour remettre les pendules à l’heure, pour faire une sieste. Et puis, la maison était dans un état indescriptible de saleté et de désordre.
Tu vois déjà le problème. Parce que oui, j’ai commencé cette journée “rien que pour moi” par une bonne séance de rangement, de tri et de ménage. Je me suis dit que je profiterais mieux de cette journée si je commençais par faire les choses urgentes en premier. Soit. Sauf que quand la maison fut dans un état acceptable, je me suis assise à la table de la salle à manger et je me suis retrouvée là, dans le silence de ma maison, en me demandant comment j’allais passer les six prochaines heures.
Heureusement, grâce aux quelques réflexes, acquis au fil du temps et des années à écouter le message d’Hélène — qui nous répète que nous, les mamans, avons besoin de temps pour nous — je me suis préparé un café, j’ai lancé une playlist de musique calme, et je me suis assise dans mon canapé. En fait, depuis mon canapé, je ne vois pas la banette de rangement sur l’étagère de mon bureau qui regorge de papiers super importants à remplir absolument.
Et là, dans mon canapé, je l’ai reconnue.
Cette petite boule d’angoisse qui prend place dans le bas de mon ventre. Cela faisait pourtant un sacré bout de temps que cette boule d’angoisse n’était pas réapparue. Il faut dire que j’avais tout fait, les semaines passées, pour la museler : pas mal d’heures passées au travail, d’autres heures passées à accompagner mes enfants à leurs divers rendez-vous, à compléter des dossiers administratifs, à remplir le frigo, à préparer un repas chaud à heure fixe, à plier le linge qui déborde du panier, à vérifier le contenu des trousses et des cartables, à écouter une amie qui traversait une mauvais passe, etc.
La petite boule d’angoisse, qui n’avait pas pu s’exprimer, s’en est donc donné à coeur joie :
c’était enfin SON moment.
– Qu’est-ce que tu fais là, toute seule ? Tu ferais pas mieux d’ouvrir ton ordi et de bosser un peu ? Tes collègues, eux, ils bossent, aujourd’hui, non ?
– Et tes enfants, alors ? Tu les as laissés au centre de loisirs juste pour “ça” ?
– Il faudrait aussi que tu nettoies le frigo, franchement, ça commence à sentir dans toute la cuisine dès que tu l’ouvres…
Les pensées ont donc commencé à défiler, à s’emmêler, jusqu’à me donner le tournis.
Je pensais aussi à ma mère, ma mère qui avait fait un lourd AVC il y a plusieurs mois et qui traversait alors une période plus compliquée moralement. Elle avait du mal à continuer à s’accrocher, à garder espoir que cette longue rééducation porterait du fruit sur le long terme.
Angoisse.
Va-t-elle retrouver la niaque ? Et les progrès, vont-ils continuer, ou doit-on tous — elle et nous, ses proches — faire une croix dessus ?
Sympa, ma journée de pause.
Vraiment sympa. Ça valait bien la peine de me prévoir une journée tranquille pour me retrouver engluée dans ces pensées négatives ! C’est comme si le couvercle que j’avais soigneusement — et inconsciemment — posé sur la marmite de mes soucis avait explosé en vol et s’était retrouvé catapulté à des centaines de kilomètres, laissant s’échapper un gloubi-boulga bien nauséabond.
De l’action, il me fallait de nouveau de l’action.
Ni une, ni deux, je me suis lancée dans la confection d’une brioche. Quitte à être envahie de pensées noires, autant m’occuper les mains. Beurre, farine, sucre, oeuf, levure, zeste de citron. Ouf, j’avais ce qu’il fallait dans mes placards.
Mais la boule d’angoisse n’est pas idiote : elle n’a pas disparu comme par enchantement, envoûtée par les délicieuses vapeurs de pâte qui lève. Non, elle a continué à se rappeler à moi : elle voulait que je l’écoute.
Mais je n’en avais ni l’envie, ni l’énergie.
Alors j’ai accepté de l’emmener avec moi pour le reste de la journée. Je me sentais trop vulnérable pour prendre le temps de m’asseoir à ses côtés, de l’écouter. Mais je lui ai quand même parlé :
« Je sais que tu es là. Je sais que tu te rappelles à moi car je me suis perdue dans l’action ces derniers temps. Dans quelques jours ou quelques semaines, quand je me sentirai un peu reposée. Je serai moins dopée par l’activisme et je prendrai le temps. Alors aujourd’hui, si on faisait un bout de chemin ensemble, toi et moi ? »
Une fois ma brioche au four, je l’ai donc emmenée se promener. On était bien, elle et moi, sur ce petit chemin tout près de la maison que j’ai découvert pendant le confinement. On a fait bien plus d’un kilomètre ensemble. Et j’étais fière de moi : j’y suis allée sans podcast ni musique dans les oreilles. Juste elle et moi, sur ce chemin de terre, entre les herbes, sous les frondaisons remplies de printemps.
Là, à travers les herbes encore humides de la rosée du matin, je me suis dit que je les comprenais, toutes ces Fabuleuses qui nous écrivent en nous confiant que prendre soin d’elles leur fait peur.
Elles ne le formulent pas forcément de façon aussi limpide, mais souvent, elles écrivent qu’elles n’ont pas le temps de prendre soin d’elles. Qu’elles ont trop de choses à faire et que, lorsqu’elles s’arrêtent, elles ne savent pas “comment faire” pour prendre soin d’elles.
Je crois surtout qu’elles redoutent de se retrouver comme moi ce mercredi matin-là : seules face à leurs angoisses.
Chère Fabuleuse,
Si comme moi, tu te retrouves parfois envahie par des pensées désagréables dès que t’arrêtes un moment, si tu sens cette boule d’angoisse t’étreindre le ventre dès que tu fais une pause, voilà ce que j’aimerais te dire :
Emmène-les avec toi. Parle-leur. Ne les ignore pas. Ne te sens pas “mal” de ressentir tout cela. C’est juste humain. Tu es tout simplement humaine, faite de hauts et de bas, de zones lumineuses et de zones d’ombre, de forces et de faiblesses.
Oui, c’est inconfortable, déstabilisant…mais ça vaut le coup.
Considérer cette boule d’angoisse, autoriser les pensées négatives à remonter à la surface, sans se mettre la pression pour tout régler d’un coup de baguette magique, c’est laisser un peu de place à son enfant intérieur.
Écouter son enfant intérieur, c’est s’aimer dans son ensemble et pas juste les parts de nous qui réussissent, c’est accepter une certaine immaturité émotionnelle, c’est accepter des émotions contradictoires.
Cette journée fut inconfortable, c’est certain. Mais elle m’a donné l’occasion de mettre le doigt sur le fait qu’il n’est jamais bon, pour moi, de vivre en apnée trop longtemps, de foncer tête baissée vers un objectif de réussite. Elle m’a rappelé à quel point j’ai besoin de vide dans mon quotidien, justement pour laisser à mes zones d’ombre un peu de place. Pas toute la place, mais une juste place.
Emmener cette petite boule d’angoisse m’a permis de sortir de cette dualité du tout blanc ou tout noir, et m’a rappelé que je ne suis pas invulnérable, loin de là, que je ne suis pas “arrivée”, que je suis toujours en chemin, et que c’est ça, au final, qui fait grandir.