C’était cet été.
Nous avions prévu, pour une fois, une escapade à deux avec un couple d’amis, dans un hôtel romantique pas très loin de chez nous. Tous nos enfants étaient casés chez les grands-parents. C’est donc l’esprit tranquille que nous retrouvons, tous les quatre, à marcher calmement tout en devisant dans le parc majestueux qui jouxte notre logis d’un soir.
L’air est doux et le soleil caresse nos visages.
Quelques sportifs font une course d’aviron sur le lac où viennent se poser des canards dans un méli-mélo de cris, de clapotis et de coin-coin : une ambiance digne des universités américaines de luxe, comme dans le film Le Cercle des Poètes Disparus, si tu vois ce que je veux dire. Après un dîner charmant et animé par la joie de discuter à bâtons rompus, nous sortons nous promener encore.
La nuit est noire et les étoiles scintillent.
Ma longue robe effleure la pelouse, les ruines illuminées d’une ancienne abbaye se dressent majestueusement devant nous :
un instant de perfection, où la beauté se conjugue à la sensation de vivre un moment précieux qui restera gravé dans nos mémoires. Le silence nocturne, pur et intense, règne. Je sens mon cœur battre puissamment dans ma poitrine, et j’échange un regard complice avec mon époux.
Et là, pile à cet instant, à cet acmé du romantisme conjugal, se passe une chose inimaginable : je pète.
Parfaitement, je pète. Indubitablement.
Et comme par réflexe, je dis « Oh ! Pardon ! »
Je ne peux même plus prendre un air interrogateur et vaguement indigné qui suggérerait « Mais, qui donc a lâché cette flatulence inopinée ? » ou faire mine de n’avoir rien entendu, et laisser un silence pudique recouvrir cet incident.
C’est trop tard, tout le monde sait que c’est moi.
Nous éclatons tous de rire, et notre amie dit : « À chaque fois que je ris un peu fort, je prie pour que mon périnée tienne le coup. » Elle a eu trois enfants, et comme toi et moi, elle sait.
Et nous reprenons notre promenade nocturne avec un peu d’hilarité. Ce n’est qu’un pet, après tout, une bulle de gaz qui a trouvé la sortie. Rien de grave, rien qui mérite de gâcher notre belle soirée.
Quelque temps après, alors que nous reparlons de ce week-end avec mon mari, et de ces petits incidents gênants qui peuvent parfois émailler nos vies, je lui dis :
« Mais tu sais, si cela m’était arrivé quand j’étais adolescente, je serais morte de honte. J’aurais été tellement mortifiée, tellement humiliée par cette histoire de pet en public que j’aurais été capable de couper les ponts avec ces amis pour ne plus jamais être confrontée au souvenir horrible de cet instant ».
J’aurais imaginé, qu’à chaque rencontre, ils ricanaient dans mon dos avant de me voir, et j’aurais interprété chaque sourire comme un rictus ironique. Ce pet, tel un fantôme menaçant, serait toujours resté en suspens au-dessus de nos têtes (et cela vaut déjà mieux qu’à hauteur de nos narines.)
Heureusement, j’ai fait du chemin depuis l’adolescence.
Et tant mieux, car l’ami en question est le parrain de notre fils, et le meilleur ami de mon mari. Difficile de couper les ponts juste pour un petit prout. Et puis, donner autant d’importance à une minuscule bulle de gaz, ramenée à l’échelle de ma vie… Mais c’est à cet instant que j’ai mesuré l’impact de ma thérapie sur ma confiance en moi.
Bien entendu, je n’ai pas entrepris une thérapie pour péter tranquillement et sans complexe, du moins ce n’était pas l’objectif primaire.
« Oui bonjour ! je cherche un thérapeute grâce à qui je pourrais oser péter en public. »
Non, bien sûr, ce n’est pas ce que j’ai raconté à ma psy le jour où je l’ai rencontrée. Mais cette histoire de pet en dit aussi beaucoup sur mon rapport à mon corps.
Autrefois, j’étais un pur esprit.
Je me nourrissais de littérature, de pensées et d’imaginaire. J’étais un cerveau, quasi exclusivement, et mon corps était là au service de cet organe noble, tel une femme de chambre dont on veut constater le travail sans jamais remarquer la présence.
Depuis que je suis mère, que j’ai été observée par des gynécos et des sages-femmes, avec qui j’ai parfois discuté fort agréablement pendant qu’elles avaient la main dans mon vagin ; depuis que j’ai expérimenté les délices d’un accouchement sans péridurale (mais quelle c*nne d’avoir voulu tenter cela), mon centre de gravité s’est un peu déplacé, pour aller plus bas.
J’ai habité de nouveau mon corps et mon ventre…
…avec ces bébés qui y ont vécu 27 mois cumulés, m’ont piétiné les intestins et ont tambouriné contre mes côtes. Les contractions utérines qui m’ont sciée en deux (mais Madame, ce ne sont pas encore des contractions de travail, ça – ah bon !), les montées de lait qui ont tendu mes seins comme des baudruches, les flots de sang que j’ai perdus en post-partum, tous ces événements de ma vie de femme m’ont fait prendre conscience que je n’étais pas qu’un pur esprit, mais plutôt une femme bien incarnée.
Ma pudeur excessive de jeune fille, corollaire de mon investissement cérébral exclusif, s’est atténuée avec le temps – et heureusement. J’ai accepté que j’avais un corps, avec tous ses méandres mystérieux et mouvants et sa vie secrète, tellement indispensable pourtant qu’il vient parfois se rappeler à moi :
« Eh, prout, j’existe ! »
Quelque part, ce pet est le symbole du réinvestissement de mon corps, et c’est plutôt une bonne nouvelle, non ?