Toi et moi, on s’est rencontrées jeunes mariées, insouciantes et souriantes comme deux jeunes premières encore auréolées de leur “oui” tout frais.
Tu venais de donner la vie, j’en avais très envie.
Je te regardais avec une pointe d’admiration, peinant à identifier le moteur de la force qui irradiait de toi.
Je te regardais avec envie, toi à qui la vie semblait sourire, puisqu’elle venait de te combler avec l’arrivée d’une magnifique petite fille.
Je te regardais avec curiosité, aussi, toi qui souriais et riais sans cesse, alors que j’étais moi-même complètement écartelée entre mon bonheur de jeune mariée et mon être intérieur en ruines après 18 mois de traitements.
En bonne perfectionniste, je me comparais déjà à toi.
Je me sentais tout simplement “pas à la hauteur”.
Et je voyais tout le chemin qui me séparait d’une version de moi-même perdue au milieu des chimios, des rayons, des nausées et de la fatigue. Et puis un matin, mon téléphone a sonné. Voyant ton nom s’afficher sur l’écran, je me suis sentie honorée. Cherchais-tu une relation plus proche avec moi ?
J’en crevais d’envie.
Et puis, cette phrase :
“Je viens d’apprendre que j’ai un cancer du sein.”
Tu m’as demandé de l’aide.
Tu avais besoin de mes conseils de malade fraîchement guérie.
Alors que je peinais à raconter à qui que ce soit la vérité de ce par quoi je venais de passer, tu m’as autorisé à me dire.
Tu m’as offert le plus beau cadeau qui soit : partager mon expérience pas pour verser dans une plainte sans utilité, mais pour aider et montrer un chemin (alors même que je ne voyais pas bien en quoi je pouvais bien aider qui que ce soit).
Les masques sont tombés.
Au fil des traitements, alors que ton corps en bavait, ton esprit et ton âme s’élevaient. Et j’ai continué à t’admirer. Pas parce que tu étais une “parfaite cancéreuse” – jamais dans la plainte et toujours positive – mais bien parce que tu traversais l’épreuve avec courage et authenticité.
Tu ne cachais rien de l’âpreté des traitements, mais tu voyais toujours, dans les plus noirs nuages, un rayon de lumière.
6 ans plus tard, tu nous a quittés. Le jour où j’ai appris ta mort, malgré la tristesse immense que j’ai ressentie, voilà quel fut mon premier réflexe :
Dire “merci” pour ce bout de chemin avec toi.
Dire “merci” pour les graines que tu as semées autour de toi.
Dire “merci” pour le changement intérieur que tu m’as permis d’opérer : passer de malade victime à malade utile.
Non, le cancer ne t’a pas emportée, E.
S’il t’avait emportée, il aurait tout pris avec lui :
Nos rires, nos pleurs, nos confidences murmurées, nos encouragements mutuels, mais aussi tous les rires que tu as partagés autour de toi pendant les 6 ans qu’ont duré ta maladie, ce fichu cancer du sein.
Mais ce cancer n’a rien pris avec lui. Aujourd’hui, 9 ans après ce coup de fil, il reste tout de toi ici.
Chère Fabuleuse,
si je te parle d’E. ce matin, ça n’est pas pour te parler d’un exemple inaccessible de “mater dolorosa”, ni pour te montrer un énième modèle de perfection.
E. avait des tas de défauts, mais elle les acceptait avec humilité.
E. était loin d’être parfaite, mais elle était aussi douce avec les autres qu’avec elle-même
E. a souffert, mais pas inutilement : je sais que ses souffrances portent du fruit aujourd’hui encore.
Cette rencontre avec E. et ce bout de chemin partagé m’ont fait expérimenter cette “sororité” qui nous fait jouer en équipe et que la société actuelle préfère remplacer par la compétition entre les femmes.
Cette rencontre m’a donné l’occasion de surmonter l’épreuve intérieure que mon cancer a constituée. E. m’a fait le plus cadeau qui soit : découvrir le pouvoir de la vulnérabilité, cette force qui se décuple quand on lui donne l’occasion d’être partagée.
Grâce à elle, je peux aujourd’hui dire que le cancer, pour moi, ne fut pas une épreuve vaine. Ce cancer que j’ai traversé comme j’ai pu, E. m’a offert ce cadeau de pouvoir le partager comme une expérience pleine de richesses et d’accepter d’en faire un morceau de mon chemin, d’une manière « douce ».
Ne fuyons pas la douleur, ne résistons pas à l’épreuve :
elles peuvent devenir des trésors quand elles sont partagées. Ne pas fuir, ne pas résister, ne signifie en aucun cas qu’il faudrait se résigner, ni verser dans un dolorisme malvenu…mais plutôt cheminer vers une forme d’accueil. L’accueil de la douleur et de l’épreuve comme faisant partie de la vie et l’acceptation douce que refuser ou résister risque de générer encore plus de souffrance et ajouter du mal au mal.